AGNELLI & FIAT Miracle à l’italienne
L’INDUSTRIE AUTOMOBILE EST SOUVENT UNE AFFAIRE DE FAMILLE. EN ITALIE, LES AGNELLI SONT
À LA FOIS LES KENNEDY, LA FAMILLE ROYALE ET LES PROPRIÉTAIRES DE LA MOITIÉ DE L’ÉCONOMIE.
ILS ONT CRÉÉ FIAT, À MOINS QUE CE NE SOIT L’INVERSE. PORTRAIT D’UNE DYNASTIE ET DE SA FIGURE DE PROUE, GIANNI.
Par Jean Savary
Ce 13 janvier 2014, au salon de Détroit, ils avaient inversé les rôles. John Elkann, d’ordinaire tout de banquier vêtu, avait osé sous le blazer un cardigan rouge sang sur chemise blanche et cravate quadrillée. Alors que son frère cadet, Lapo, s’était glissé dans un costume gris contrastant avec la panoplie ultramode qu’il arbore habituellement et qui lui vaut régulièrement de figurer dans la liste Vanity Fair des hommes les plus élégants du monde. Un classement où son grand-père Giovanni Agnelli figurait déjà en 1970. Le grand-père. Il en est toujours question à propos des frères Elkann, héritiers de l’empire Fiat. Chacun aurait aussi reçu une moitié de la personnalité du patriarche. À l’aîné, John (dit Jaki), le sens des affaires, le conservatisme et l’élégance bon teint. À Lapo, le goût du spectacle et l’excentricité. C’est une façon de voir les choses. Une autre est d’affirmer que l’addition de John et de Lapo n’égalera jamais l’immense Giovanni Agnelli (1921-2003), dit « Gianni », l’artisan de la grandeur de Fiat dont il a pris les commandes à 45 ans, après une vie de play-boy bien remplie. Marche arrière. Gianni a 14 ans quand son père meurt décapité dans un accident d’hydravion. Son grand-père le désigne alors pour prendre sa place dans la succession. « Il est plus malin que le diable. Un jour, il les mettra tous dans son sac », dit-il de lui. Ce grand-père visionnaire, Giovanni Agnelli « Ier », a créé la Fabbrica italiana automobili Torino (Fiat) en 1899. De tricycles à pétrole en rachat de sous-traitants, la Fiat est vite devenue un des grands constructeurs européens. Et Agnelli un haut dignitaire de l’italie fasciste de Benito Mussolini qui le fait sénateur à vie. Une Italie qui se range aux côtés de l’allemagne et, incidemment, envoie le jeune Gianni piloter un char sur le front russe, puis en Libye face aux Anglais. En 1943, l’armée italienne retourne son uniforme et Gianni devient officier de liaison de l’armée américaine.
GIANNI, LE PRINCE JET-SETTEUR
La victoire sur le Reich trouve Gianni du bon côté et son grand-père du mauvais. Le sénateur s’éteint peu après, non sans avoir désigné comme régent son fidèle bras droit et ancien expert comptable, Vittorio Valletta. Gianni, jeune licencié en droit – d’où son surnom usurpé d’avvocato – devient un des piliers de la jet-set, aux côtés du jeune Rainier de Monaco, d’errol Flynn et de l’aga Khan. Pourquoi s’en faire ? Les Fiat 500 Topolino tombent de la chaîne comme des petits pains et font sa fortune. Cette « adulescence » prend fin quand, en 1953, Gianni épouse une noble napolitaine, la princesse Marella Caracciolo di Castagneto. Déjà, le professeur Valletta initie le jeune homme aux arcanes de la vie politique et économique ita-
lienne. Car en Italie, Fiat n’est pas seulement un État dans l’état, mais un royaume dans une république. De 1964 à 1966, Gianni prend la tête de l’empire familial où il impose son style fait de décontraction et d’autorité, sans renoncer à flamboyer. Quand l’austère américain Henry Ford II le rencontre, il s’étonne : « J’avais devant moi un homme de mon âge, beau, bronzé, macho qui dirigeait une entreprise florissante et sautait en avion de Saint-moritz à Saint-tropez entouré de jeunes femmes blondes. C’est donc ça diriger une entreprise automobile ! » Confident des politiques, parrain du gotha des affaires et mécène des arts, Gianni se comporte en roi d’italie et exporte sa brillante personne comme sa dynamique entreprise sur toute la planète sans se soucier des idéologies. Une des premières grandes manoeuvres de ce conservateur, ami intime de Kissinger, est le partenariat avec L’URSS à laquelle il fait don (ou presque) de sa Fiat 124, convertie en Lada 1 200. Suivent Zastava en Yougoslavie, Polski en Pologne puis l’amérique latine, l’inde et la Chine. Fiat triomphe et Agnelli, apôtre avant l’heure de la mondialisation, est au sommet de sa gloire. L’italie connaît une expansion sans précédent mais ces années fastes sont celles de Fiat.
MAFIA ET BRIGADES ROUGES
En patron éclairé, l’avvocato se veut progressiste. « Nous avons détourné les bénéfices de la prospérité en multipliant les biens de consommation et avons ignoré les besoins publics des sociétés modernes », ose-t-il déclarer en 1975, peu après être devenu le patron des patrons italiens. Est-ce pour se rapprocher de son fils aîné, Edoardo qui, après avoir étudié la philosophie orientale à Princeton, traverse une phase anticapitaliste ? Est-ce sous l’influence de sa soeur Susanna qui le presse de la rejoindre en politique ? Toujours est-il qu’il multiplie les concessions aux syndicats et, peu à peu, perd le contrôle sur ses usines. En 1973, pour la première fois, les résultats financiers de Fiat sont négatifs. Son frère Um-
« LA FIAT 500 GÉNÈRE DE L’AMOUR… MAIS AUCUNE RECONNAISSANCE. »
Lapo Elkann
berto, qu’il a placé aux manettes, ne fait pas le poids et dans l’entreprise, un jeu malsain s’installe entre l’extrême gauche qui verrouille les chaînes de montage et la mafia qui prétend la combattre. La qualité des voitures se dégrade et les résultats s’effondrent. Agnelli est tenté de jeter l’éponge. En 1976, il évince Umberto, remplacé par Cesare Romiti, un homme de fer qui expulse mafieux et guérilleros des usines. Admiratif, l’économiste John Kenneth Galbraith expliquera par la suite : « Le pouvoir de Giovanni Agnelli repose sur sa capacité extraordinaire à penser par lui-même. » Mais une vraie saga italienne ne serait rien sans la menace d’une mort violente. Ces années-là, terrorismes d’extrême gauche et d’extrême droite rivalisent de sauvagerie et Gianni est menacé par les Brigades rouges. Il ne s’expatrie pas et paraît protégé par sa bougeotte, cette manie qu’il a de sauter d’un hélicoptère à un jet, du pont d’un yacht à un conseil d’administration. « Le prix à payer pour la puissance, c’est l’ennui, donc je bouge ! », affirmera-t-il plus simplement. Pendant ce temps, l’ombrageux Romiti gagne son bras de fer avec les syndicats en jetant dans les rues 40 000 personnes revendiquant leur droit au travail. La page rouge et noire se tourne. En cinq ans, de 1981 à 1986, le chiffre d’affaires croît de 45 %. La Panda dessinée par le génial Giugiaro (déjà auteur de la Golf en 1974) a retrouvé la vista de la 500 et tout sourit à Fiat. Le patriarche prend du recul et barre plus souvent son voilier que les conseils d’administration. Il réfléchit à sa succession. Son fils Edoardo est hors-jeu. Impliqué dans une affaire de drogue, il s’est aussi converti à l’islam et pire, critique Fiat. En 2000, on retrouvera son corps sous un pont de Turin : suicide, conclut la rapide enquête. Entre-temps s’est imposé un neveu, Giovannino, le fils d’umberto. Beau, sportif, énergique – tout le portrait de son oncle –, il se fait la main au guidon de Piaggio qu’il redresse admirablement. Mais un cancer le foudroie en décembre 1997, à 33 ans. Aussitôt, l’avvocato nomme son petit-fils John Elkann au conseil d’administration. Le choix de ce garçon timide de 21 ans,
qui travaille alors incognito sur une ligne de montage Fiat en Pologne, surprend et inquiète. Le fils de Margherita Agnelli et du journaliste franco-italien Alain Elkann, a eu, avec son frère Lapo, une enfance mouvementée, ballottée entre Europe et Amérique. Les deux frères ont très tôt des parcours divergents. Bac D au lycée parisien Victor Duruy et Politecnico Turin pour John. Diagnostic « hyperactif et dyslexique » et nomadisme scolaire pour Lapo. Divergence aussi dans le privé. John a épousé la princesse lombarde Lavinia Borromeo et a eu trois enfants. Tandis que Lapo, pieds nus dans ses mocassins, alimente les pages des magazines de ses nombreuses conquêtes, le portrait craché de l’avvocato, mais côté pile. Lorsque le patriarche décède le 24 janvier 2003, il laisse les commandes à John, épaulé par un nouveau régent : Sergio Marchionne. Réputé brutal, ce dernier redresse Fiat à la hussarde. Entre 2005 et 2007, il fait passer l’action de 4 à 23 ¤.
LA FIAT 500 SAUVE LA MISE
De son côté, Lapo, à la tête du marketing, n’a qu’une obsession : faire renaître la Fiat 500, contre l’avis de tout le board de Fiat. « C’est une voiture qui génère de l’amour », explique-t-il à qui veut l’entendre. De l’amour mais « aucune reconnaissance », ajoutera-t-il ; un poison mortel pour le raté de la famille, l’insoumis que seul Giovanni avait su aimer et valoriser. À l’automne 2005, Lapo frôle la mort par overdose, au domicile d’un travesti. Énorme scandale à Turin. Le 4 juillet 2007, jour où « sa » nuova 500 est lancée en grande pompe, Lapo, qui revient de deux ans d’exil-désintoxication aux États-unis, boude les festivités. Il choisit même de démissionner de Fiat, et de s’émanciper en créant son entreprise à lui : Italia Independent, mélange de studio de design et de marque de prêt-à-porter de luxe dont il est le principal et extravagant mannequin. Dira-t-on un jour que Fiat lui doit son renouveau et même sa survie ? Pour la troisième fois de l’histoire de Fiat, la 500 sauve la mise. Après la Topolino de 1936 qui a assuré le pain de l’après-guerre, la 500 conquérante de la Dolce Vita, le nouveau pot de yaourt rencontre un succès colossal. Produite à bas coût en Pologne, elle se vend cher pour sa gueule d’amour et les fantaisies de son design. Il suffit de regarder le reste de l’insipide gamme Fiat pour comprendre l’apport décisif de Lapo. C’est le flot de cash apporté par cette petite auto qui permet à John et à Sergio Marchionne de mettre la main sur 20 % puis 100 % du capital de Chrysler, en janvier 2014. Alors, au salon de Détroit, au moment de célébrer cette fusion exceptionnelle, les deux frères pouvaient se permettre un facétieux échange de vêtements. Eux, les héritiers du maître incontesté du style à l’italienne : Giovanni Agnelli, dit Gianni.
« LE PRIX À PAYER POUR LA PUISSANCE,
C’EST L’ENNUI, DONC JE BOUGE ! »
Gianni Agnelli
Turin, fin des années 1960. Gianni Agnelli pose devant toute la gamme de ses Fiat. Il incarne à l’époque la réussite italienne.