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Décryptage
est dans un luxueux building londonien à l’adresse conquérante – le 6 Prince Gate – qu’on croise cet homme à l’abondante chevelure poivre et sel et à la carrure imposante, la silhouette toujours un peu courbée comme pliant sous le poids des responsabilités. Il porte un pantalon de flanelle grise et une chemise blanche, une tenue immuable quels que soient la saison ou le point du globe qu’il quadrille à longueur d’année. Il n’est pas connu du grand public, d’ailleurs il déteste se retrouver dans la lumière. C’est un profil idéal de bras droit : discret, dévoué, efficace. Son patron est l’homme le plus puissant de la Formule 1, un des sports rois pour le business : le légendaire Bernie Ecclestone, l’argentier des 21 Grands Prix de la saison (sans compter la demi-douzaine de pays qui souhaitent en organiser un, moyennant un ticket d’entrée à 15/20 millions d’euros), dont il détient tous les droits commerciaux (en 2015, la F1 a généré un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros). Les affaires tournent bien, très bien même, le magazine Forbes estimant la fortune personnelle d’ecclestone à quatre milliards d’euros. Malgré les polémiques sur la complexité des règlements de ce sport et les questions récurrentes sur la succession – inévitable – du businessman anglais âgé de 85 ans, l’attrait que suscite la reine des catégories du sport automobile ne se dément pas. Notre homme à la chemise blanche s’appelle Pasquale Lattuneddu. Pour le trouver, il suffit de repérer Ecclestone, dont il n’est jamais très loin, qu’il dépasse de deux bonnes têtes. Pour faire parler Pasquale, c’est une autre histoire. Le secret est sa seconde nature. Il est le personnage le plus redouté et paradoxalement le plus courtisé des paddocks de F1 du monde entier, de Melbourne à Singapour, de Barcelone à Monaco. Car au-delà de son rôle d’ange-gardien au quotidien d’ecclestone, il est aussi celui qui a la haute main sur les invitations et les laissez-passer – les fameux « pass VIP » – distribués avec parcimonie à chaque Grand Prix. Et pour réussir dans le sport business, il faut savoir choyer les plus riches et les plus influents. Imaginez donc la toute-puissance de Pasquale, mais aussi la difficulté de sa tâche : décider qui « en sera » et qui « n’en sera pas ».
de fermiers sardes n’est pas un sentimental. Plutôt un pragmatique. Il y a une dizaine d’années, il a inventé un outil imparable contre les innombrables resquilleurs : un pass électronique infalsifiable, avec photo et petite puce intégrée. Un détail qui permet de contrôler – pour des raisons de sécurité, officiellement – les déplacements, les horaires d’arrivée et de départ et les petites habitudes de chaque personne autorisée à entrer dans le paddock. Si vous êtes riche et surtout célèbre, susceptible d’attirer les objectifs des caméras et des appareils photo, alors vous aurez une chance de l’obtenir. La fierté des invités n’en est que plus forte, l’éphémère objet devenant aussitôt collector. À Monaco, Singapour ou Abu Dhabi, il n’est pas rare de rencontrer des VIP dans les restaurants les plus chics de la ville, le laissez-passer bien visible sur le costume ou la robe du soir. Comme souvent pour les personnalités discrètes sur leur passé et détentrices d’un pouvoir certain, la vie de Pasquale Lattuneddu suscite les fantasmes. « Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende », pour reprendre une fameuse réplique du film de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance. Pasquale, lui, n’a tué personne mais il en a mortifié plus d’un en refusant un pass. Certains de ces déçus propagent l’idée qu’il n’était qu’un serveur de pizzas lorsqu’il a eu la chance de rencontrer le couple Ecclestone et de se mettre à leur service. GQ a rencontré Lattuneddu lors du Grand Prix de Bahreïn, en avril. Et, chose rare, ce grand taiseux a accepté de lever un peu le voile sur sa vie professionnelle et privée. « C’est vrai que j’ai rencontré Slavica, la femme de Bernie dans un restaurant italien de Londres – le San Lorenzo – où j’avais mes habitudes. À l’époque, je travaillais pour le bureau londonien de l’agence de presse italienne Ansa. On a sympathisé et elle m’a présenté son mari Bernie qui, un jour, m’a demandé si je voulais travailler pour lui sur les circuits de Formule 1. Je ne connaissais pas grand-chose à la course automobile. Ma seule “expérience” de sport mécanique remonte à l’adolescence lorsqu’avec des potes en Sardaigne, on bricolait des Land Rover déglingués pour les achever dans les montagnes près du village. »
est d’or. Pour le Grand Prix du golfe Persique, Lattuneddu nous raconte qu’il a dû assurer la venue d’une palanquée d’émirs, ainsi que celle du Roi Juan Carlos d’espagne, grand fan de F1 depuis toujours. Un peu plus tôt dans la saison, Pasquale a dû jongler pour inviter des hommes politiques et chefs d’entreprise sud-africains dans l’enceinte du circuit de l’albert Park à Melbourne. La routine. Étonnante coquetterie, il ne souhaite pas donner son âge. « La cinquantaine », lâche-t-il. Il nous apprend aussi qu’il est père d’un enfant mais n’est pas marié, la multiplication des voyages lointains ne favorisant pas la vie de couple. L’homme à l’« uniforme » gris-blanc s’excuse quelques instants. Le membre d’une écurie le sollicite. Armés d’un talkie-walkie – dont un canal est réservé à Bernie Ecclestone – et de son portable – certains se damneraient pour en avoir le numéro – s’éloigne. Peut-être un pass à accorder (ou pas) pour Monaco ? Depuis 1929, date de sa création, la fascination exercée par l’événement ne s’est jamais démentie. Même si d’autres épreuves, organisée en nocturne comme à Singapour, ou sur le tracé des mille et une nuits d’abu Dhabi, tentent de rivaliser avec le faste de l’épreuve monégasque, par le poids de son histoire le Grand Prix de Monaco n’a aucune chance d’être détrôné. Inscrite au championnat du monde dès 1950, la compétition reste aux yeux des pilotes « LE » Grand Prix qu’il faut gagner. Monaco, c’est aussi la course la plus télévisée (25 millions de fidèles, ce qui en fait un des 10 événements sportifs les plus regardés au monde) et la plus prisée du public. Tracée dans les rues des 2 kilomètres carrés de la Principauté, elle attire les célébrités du monde entier, curieuses de vibrer à l’unisson des monstres mécaniques dont le bruit des moteurs rebondit trois jours par an sur les façades rococo de la ville du Prince Albert.