Enquête. Pourquoi les marques horlogères roulent pour la F1.
Cette saison, dix des onze écuries alignées en Grands Prix avaient un sponsor horloger. Comment expliquer cette fidélité dans les partenariats ? Si le timing est primordial dans cette discipline, il y est aussi question de passion mécanique, pour les mote
Depuis cinquante ans que l’horlogerie traîne ses aiguilles au bord des paddocks, on ne compte plus les partenariats. On aurait pu imaginer une forme de lassitude, une envie de se renouveler, d’attaquer d’autres circuits. La moto ? Non, le public n’est pas assez haut de gamme. La voile ? Noble certes, mais si peu de retombées médiatiques. Or, c’est là que tout se joue. Les retombées. Car la grande force de la F1 reste malgré tout la télévision. Les courses ne sont plus diffusées en France sur les chaînes gratuites, mais il reste la terre entière... Si vous comptez qu’en moyenne, les Grands Prix de F1 durent deux bonnes heures, sans compter les essais, rien, à l’exception du football, n’arrive à sa cheville. Elle réussit la double performance d’être à la fois extrêmement populaire et haut de gamme. Aucune autre activité ne peut rivaliser avec cette pole position. Et au premier rang des marques, on trouve naturellement la plus puissante : Rolex. La meilleure visibilité en F1, la marque à la couronne se l’est offerte en 2013, en devenant chronométreur officiel. Il nous a suffi d’une visite au Grand Prix de Singapour pour en percevoir la puissance. Toutes les horloges du circuit sont à l’effigie du chronographe Daytona ! On se damnerait pour en avoir une dans son garage. Quant au marquage publicitaire, il est omniprésent. Ce week-end est aussi l’occasion de visiter les paddocks avec Jackie Stewart, l’ambassadeur historique de la maison. Comme à son habitude, l’ancien pilote arbore pantalon écossais et casquette assortie et serre des mains comme s’il venait de poser son casque. Il ouvre absolument toutes les portes, y compris celles strictement interdites des juges de course. Alors, pourquoi Rolex ne sponsorise-t-elle aucune écurie ? « Les championnats de Formule 1 voient se succéder au sommet différentes équipes. Une année Ferrari, une année Mercedes, une année Red Bull… En tant que premier horloger mondial, Rolex n’a aucun intérêt à s’as-
socier avec une écurie dont les résultats lui échappent. Et puis, ça reviendrait à se placer au niveau des autres alors qu’ils peuvent s’offrir toute la compétition… » Mais pour autant, avec 10 voitures ayant un partenaire horloger sur les 11 alignées sur la grille de départ, la F1 n’a jamais compté autant de montres visibles au poignet des pilotes que cette année. Retour sur cinquante ans de passion auto-horlo.
Pilote et collectionneur
En 1968, Jo Siffert est le Lewis Hamilton de l’époque. Il domine le championnat, collectionnant les succès (et les conquêtes féminines). Cette année-là, il coiffe Jacky Ickx et Jackie Stewart au Grand Prix d’angleterre, et remporte les 24 Heures de Daytona dans un fauteuil, puis les 12 Heures de Sebring. Ayant visiblement un temps d’avance, Jo Siffert a une autre manie, bien plus rare à l’époque : il collectionne les montres. Jack Heuer, grand amateur de Formule 1 dont la manufacture à son nom cherche à améliorer sa notoriété, s’engouffre dans la brèche en offrant à Siffert un chronographe Autavia. À cela, l’horloger ajoute une prime de 25 000 francs, l’obligation de porter la montre en course et, surtout, de faire figurer sur la combinaison l’écusson Heuer. Enfin, il propose un curieux rôle d’agent Heuer non officiel à Siffert, le laissant acheter des montres au prix de gros pour les revendre à ses amis et collègues. Très vite, le paddock roule pour Heuer, exception faite de Jackie Stewart, qui avait déjà, à l’époque, quelques Rolex. Avec Siffert, la notoriété de Heuer devient telle,
que lors du tournage du fameux film Le Mans (1971), où Siffert coache Steve Mcqueen, l’acteur est totalement fasciné par la marque et le pilote. Et lorsque l’accessoiriste lui demande comment il veut que sa combinaison soit confectionnée, il demande à avoir exactement la même que Siffert, logo compris ! Dès lors, l’horlogerie sera une des lubies des paddocks : pilotes, directeurs techniques, patrons de marques, toute la galaxie F1 s’y retrouve. Et même si Le Mans fait un four à sa sortie en salles, le sport automobile devient l’inséparable compagnon des horlogers. C’est l’actionnaire qui décide Pour Carlos Rosillo, le fondateur de la marque horlogère Bell & Ross qui s’était abstenu jusqu’ici, la course automobile est un passage obligé, un exercice incontournable. « Nous avons construit notre histoire autour de l’aviation, ce qui a très bien fonctionné. Pour autant, il n’est pas facile de s’identifier à un pilote de Rafale. Or, notre communauté évoquait l’automobile de façon récurrente. Et bien que nous n’ayons pas initialement prévu d’y mettre nos aiguilles, il a fallu se rendre à l’évidence : rien ne rassemble autant les grands enfants que nous sommes que l’automobile. Ensuite, il faut savoir se l’approprier. » La marque a amorcé le mouvement avec les motos sur lesquelles il y avait peu de concurrence. Cela lui a permis de prendre la température du secteur en évitant de trop grands engagements financiers. À l’aune de ce succès, ajouter deux roues supplémentaires était une évolution naturelle. Mais attention, on ne joue plus dans la même cour. Rolf Studer, CEO d’oris et dont le logo décore les Williams depuis des années, ne manque jamais de le rappeler : « En général, c’est votre actionnaire qui décide. Soit il est fan de F1 et vous débloque des fonds, soit vous n’y allez pas. Parce qu’au vu des montants demandés, il faut vraiment l’aval de tout le monde. » Alors justement, ces montants ? « Toujours extrêmement difficile à savoir », répond le journaliste Lionel Froissart qui arpente le paddock depuis vingt ans. « Ça va de la centaine de milliers d’euros, à plusieurs millions. » Des écarts qui s’expliquent par une série de critères. « Cela dépend de l’équipe, poursuit le journaliste, de son palmarès, de son prestige… mais aussi de la notoriété du pilote, et, enfin, de celle de la marque de montre. » En clair, une grande écurie de F1 ne pratiquera pas le même tarif selon qu’il s’agisse d’une très grande manufacture ou d’un horloger, certes puissant, mais grand public. À l’inverse, une petite écurie sera prête à faire une large place à une marque plus prestigieuse. L’évaluation de chacun se fait de gré à gré, il n’y a pas de cote officielle pour le co-branding. Ensuite, l’étendue de l’implication de la marque de montres change les choses. Ricardo Guadalupe, CEO de Hublot, précise : « Lorsque Hublot développe une
montre intégralement dédiée à Ferrari et dont l’architecture du mouvement reprend le V caractéristique des moteurs transalpins, la manufacture prouve qu’elle va au-delà d’un simple sticker sur les rétroviseurs et les camions de l’écurie. » Carlos Rosillo, qui fait ses premiers tours de roues chez Renault avec sa BR Tourbillon RS16, nous détaille le process. « Nous avions déjà dessiné une moto en 2014, et cela faisait longtemps que notre directeur artistique cherchait un projet automobile. Mais l’industrie automobile implique un engagement financier que nous ne pouvions pas assumer. Construire la supercar de nos rêves s’est vite révélé impossible. Alors, lorsque Renault nous a approchés pour être leur partenaire horloger en F1, nous n’avons pas tergiversé longtemps. » Plus long à décider, en revanche, fut le choix de l’emplacement du logo sur le bolide. On pourrait penser que les flancs offrent l’espace visuellement le plus intéressant. Carlos Rosillo tempère : « Les flancs, c’est ce que vous voyez lorsque la voiture est à l’arrêt. Mais en course, au milieu de tous les autres logos, vous êtes perdus, sauf à être le plus gros. Ce qui n’était pas notre cas. »
Le coup du gant
Alors comment décide-t-on ? Pour commencer, il faut regarder un Grand Prix à la télé, car tout se joue sur la réalisation. Selon la façon dont les courses sont montrées, dont les caméras sont placées sur les Formules 1, et la fréquence à laquelle le réalisateur fait appel à elles, vous savez combien de fois, en moyenne, vous avez de chances d’apparaître. À ce petit jeu, une marque a complètement bouleversé les choix de ses concurrents horlogers en choisissant un emplacement aussi évident qu’oublié : le poignet ! Pour Lionel Froissart, ce fut une révolution : « IWC était le partenaire historique de Mercedes. On voyait le logo aux emplacements habituels sur la carrosserie. Dès lors qu’on a systématisé l’implantation d’une caméra au-dessus du casque du pilote, IWC s’est vite rendu compte qu’on voyait beaucoup plus ses mains qu’auparavant. En 2013, ils ont eu l’idée de dessiner leur montre sur le gant. On ne voyait plus que ça ! » Le coup est d’autant plus génial que la gamme comprend essentiellement des montres d’aviateurs : large diamètre et grande lisibilité. Dessinée en noir sur un gant blanc, la montre triomphe aux poignets de Nico Rosberg et Lewis Hamilton, les deux meilleurs pilotes. En étant leaders du championnat, ils sont beaucoup plus souvent sélectionnés par le réalisateur du direct que les autres. La boucle est bouclée. Carlos Rosillo en convient : « Depuis 2013, la visibilité D’IWC a marqué les esprits. Nous ne voulions pas dessiner nos montres comme eux, car la combinaison des pilotes Renault et nos montres étant noires, ça n’avait pas de sens. Et puis, nous n’avions pas vocation à faire la même chose qu’eux. En revanche, nous avons choisi le même emplacement, qui cumule le double avantage d’être naturel pour une montre. Et surtout visible ! »