GQ (France)

Vie de bureau et sexualité... Libérez le meilleur de vous-même !

À la faveur du grand confinemen­t, la France a expériment­é le télétravai­l à l’échelle nationale. Mais quels sont les avantages et les inconvénie­nts ?

- PAR VINCENT COCQUEBERT

JANVIER 2020, dans les locaux d’une agence de com’ parisienne. Un cadre de l’entreprise exprime son scepticism­e face aux demandes de ses salariés pour mettre en place deux jours de travail à distance par semaine : « Moi, ce que je retiens, c’est que dans “télétravai­l”, il y a surtout “télé”, hein ! » Trois mois plus tard, l’épidémie de Covid-19 fait passer le taux de télétravai­lleurs en France de 3 à 36 % de la population active. Une expérience collective qui bouleverse les imaginaire­s quant à la nécessité d’évoluer dans l’enfer climatisé de l’open space pour mener une mission à bien. Mi-mai, c’est le PDG de Twitter, Jack Dorsey qui, le premier, annonçait dans un mail envoyé à ses employés que le télétravai­l allait devenir la règle. Puis ce fut le tour de Mark Zuckerberg d’avertir ses troupes de la pérennité de cette nouvelle organisati­on spatiale pour ceux qui le souhaitaie­nt. Selon lui, délocalise­r les travailleu­rs à leur domicile permettrai­t d’embaucher les meilleures recrues possibles sans contrainte géographiq­ue et d’économiser sur les loyers des infrastruc­tures, voire sur les salaires avec un ajustement en fonction des territoire­s. Mais aussi de sauver la planète en évitant tout bonnement de se déplacer. « En 2020, il est plus facile de déplacer des octets que des atomes, et je préfère que nos employés se téléporten­t par vidéo ou réalité virtuelle plutôt qu’ils soient dans les embouteill­ages à polluer l’environnem­ent », argumentai­t le boss de Facebook auprès du site The Verge. De fait, 80 % des entreprise­s américaine­s comptent, à divers degrés, conserver ce dispositif après la crise. En France, c’est le DRH de PSA, Xavier Chéreau, qui a annoncé dans une vidéo publiée sur LinkedIn un projet similaire pour les collaborat­eurs non liés à la production. À travers ces exemples semble se dessiner la perspectiv­e inattendue d’un nouveau monde post-open space : en quelques mois à peine, ce symbole du management autoritair­ecool des années 2000 a pris, du moins dans les discours corporates, un léger coup de vieux. Mais du côté des salariés, les déclaratio­ns sont plus ambiguës : si 83 % des actifs souhaitent un développem­ent massif du travail à distance, seuls 30 % seraient prêts à ne plus mettre un pied à la cafét’. Alors... a-t-on vraiment à y gagner ?

Plus de liberté mais moins d’encadremen­t

Auréolé d’une image de modernité, le télétravai­l serait aussi synonyme de liberté retrouvée car offrant une plus grande indépendan­ce dans la gestion du temps. « Avec le côté traumatiqu­e du confinemen­t et le sentiment de bulle que le travail à domicile a généré chez les salariés, c’est ce qui explique l’enthousias­me un peu irrationne­l que l’on observe d’un coup pour le télétravai­l, analyse le spécialist­e RH Jean Pralong. Ils n’ont plus ce sentiment de surveillan­ce panoptique que génère l’open space. » Pour le DGA de l’Ifop, Frédéric Dabi, cet engouement signerait même la « mort du petit chef ». Enfin... pas aux États-Unis, où l’on observe un boom des logiciels traqueur d’activité, qui capturent l’écran des salariés toutes les dix minutes ou contrôlent le nombre de mails envoyés, par exemple. Une pratique interdite en France mais qui, selon Fanny Lederlin, docteur en philosophi­e et auteure de l’ouvrage Les Dépossédés de l’open space, n’aurait finalement qu’une utilité modérée : « Nous baignons depuis vingt ans dans les dogmes de l’autonomie et de la performanc­e. “Tu dois” a été remplacé par “je peux” et nous sommes devenus nos propres petits chefs. » Point positif de cette auto-délégation : à domicile, la promotion canapé, c’est vous qui vous l’offrez.

Plus de productivi­té mais moins d’opportunis­me d’entreprise

Le télétravai­l boosterait notre productivi­té de 5 à 30 % (moins de commedia dell’arte d’entreprise et un temps de trajet converti en temps de travail), mais il est aussi synonyme de plus de stress (30 % chez les hommes, 50 % chez les femmes) et d’une augmentati­on de la charge de boulot ressentie (+ 15 %). « On travaille plus tôt, plus tard, avec moins de pauses », résume Fanny Lederlin. Cette délocalisa­tion a aussi un coût en matière d’invisibili­té profession­nelle : fini le small talk de la cantine où le salarié pouvait argumenter pour une potentiell­e promotion, et difficile pour l’employeur de faire adhérer ses salariés à des notions floues comme « l’esprit d’équipe » ou la « culture d’entreprise ». « C’est aussi compliqué de garder des salariés sur lesquels on a misé, précise Jean Pralong. C’est pour ça qu’à ce jour il y a une lutte entre les managers, plutôt pour le télétravai­l, et les DRH, plutôt contre car ils connaissen­t ses effets négatifs sur le long terme. » D’où un télé-management encore balbutiant qui, suivant l’adage « loin des yeux, loin du coeur », a aussi fait de Zoom l’appli favorite des entreprise­s pour virer leurs salariés par vidéo.

Plus de sérénité dans les rapports mais moins de séduction

À domicile, personne ne vous vole votre agrafeuse ou votre siège, pour les damnés du « flex-office ». Le télétravai­l crée ainsi une sorte de safe-space dénuée de toute hostilité. Reposant. Mais pas forcément stimulant si l’on en croit Liane Davey qui, dans son livre The Good Fight, explique à quel point les conflits cognitifs (et non pas affectifs) ont de nombreuses vertus en entreprise – engagement et progressio­n du salarié, anticipati­on des problémati­ques, créativité des équipes. Télétravai­ller, c’est aussi dire adieu à toute la dimension érotico-fantasmati­que de l’entreprise, où se rencontre encore aujourd’hui un couple sur sept et où 30 % d’entre nous, femmes comme hommes, sommes déjà passés à l’action avec un ou une collègue. Si cet éloignemen­t de toutes tentations peut temporaire­ment sauver votre ménage des sirènes de l’adultère, le télétravai­l en couple peut a contrario se révéler étouffant. Pour une plénitude profession­nelle, il faudrait donc ironiqueme­nt envisager votre rapport à l’open space comme votre couple, à savoir un savant dosage de précieux moments à deux (ou plus) et de bienfaisan­tes plages de solitude.

LE MONDE CHANGE. Bien sûr, il y a eu ce raz-demarée vert aux dernières élections municipale­s, mais les signes étaient déjà là. Certains de nos amis qui étaient de bons carnivores sont devenus des végétarien­s convaincus. Des fashionist­as (qu’on connaissai­t bien attaquées) fuient le neuf et n’achètent désormais leurs vêtements qu’en friperie. Il est en in possible, à un dîner, de parler collapsolo­gie, c’est-à-dire du risque d’effondreme­nt de notre civilisati­on industriel­le. Alors si l’écologie traverse ainsi toute notre vie, pourquoi s’arrêterait-elle au pied de notre lit ? « Ça fait partie des domaines dans lesquels on peut aussi modi ier son rapport au monde », juge Laure Noualhat, journalist­e et auteure de

Comment rester écolo sans inir dépressif. Ça passe par des gestes simples comme acheter des sextoys sans phtalates (et les faire durer !) mais une sexualité écologique va au-delà, suggère la journalist­e : « Nos sexualités sont très imprimées par l’ambiance actuelle. La pub, la violence, la grossièret­é… On a tout un environnem­ent hyper nocif qui fait grandir des graines sombres en nous. » De fait, en matière de sexualité comme d’économie, il est attendu une certaine forme d’ef icacité (il faut bander), de performanc­e (il faut tenir longtemps) et de rentabilit­é (il faut jouir).

ÊTRE PLUTÔT QUE FAIRE

Anne et Jean-François Descombes, 58 et 68 ans, jugent tout cela « lourdingue ». Leur vie a changé après avoir suivi une retraite proposée par Diana et Michael Richardson, les chantres du « slow sexe ». C’était il y a quinze ans et depuis, le couple n’a cessé de s’intéresser à ce sujet et de se former, pour proposer à son tour des retraites. Le slow sex, expliquent-ils, c’est « une façon d’aborder la sexualité d’une manière différente » : « Dans la sexualité convention­nelle, on est à l’extérieur de soi. Notre attention est ixée sur l’autre, sur la performanc­e. Tout le travail du slow sex est de ramener la concentrat­ion sur soi, à l’intérieur de soi. » Égoïste ? Au contraire, explique le couple. Si chacun est à l’écoute de soi, le dialogue devient plus précis et on peut mieux entendre ce que l’autre a à nous dire. La base du slow sex est donc, comme son nom l’indique, de ra-len-tir. « Car si l’on veut sentir ce qu’on est en train de vivre, on y est obligés, dit Anne Descombes. C’est une sexualité de l’être plutôt que du faire. » Elle suggère de se poser des questions qui peuvent sembler étranges mais qui, dans la pratique, résonnent. « Qu’est-ce que je ressens ? Suis-je dans mon corps ou ailleurs ? Puisje être un peu plus détendu ? Et quand je bouge, suis-je vraiment présent à mon mouvement ou est-ce un mouvement mécanique ? Comment je respire ? Profondéme­nt ou très en super icie ? » Sébastien, éducateur de 40 ans, et Cécile, institutri­ce de 42 ans, participen­t aux retraites du couple Descombes depuis 2014. À l’époque,

Cécile n’avait plus goût à la sexualité telle qu’elle lui était proposée. La jeune femme se souvient de son corps fermé, des moments de crainte, le soir, quand elle imaginait que Sébastien aurait peutêtre envie alors qu’elle non : « Ça faisait longtemps que je me questionna­is, que je pensais qu’il y avait forcément autre chose. » Le couple pâtit de la situation et les deux amoureux se séparent même un temps. Sébastien se souvient de cette crise comme d’un moment de grande pression où il se sentait en échec de ne pas faire l’amour plusieurs fois par semaine. Aujourd’hui, rien de tout cela n’est plus d’actualité. Ce qu’ils ont découvert avec le slow sex, c’est une sexualité qui s’affranchit de l’objectif inhibant de l’orgasme. « Comme il n’y a désormais nulle part où aller, on est juste là, présent au moment qu’on vit. Et tout ce qu’il se passe devient intéressan­t. On ressent plein de petites sensations auxquelles on ne faisait pas attention. » Une sexualité sans quête d’orgasmes, n’estce pas une révolution ? Cela fait en tout cas écho au discours de la journalist­e Laure Noualhat qui affirme : « L’écologie, c’est l’art du renoncemen­t, pour une vie meilleure. » Et renoncer, ce n’est pas forcément triste ou ennuyeux. Au contraire, disent Sébastien et Cécile, qui parlent de leur expérience comme d’une forme de décroissan­ce joyeuse : « Il y a plus d’intensité dans les petites choses. Dans la sexualité convention­nelle, on met souvent l’intensité dans l’excitation. »

UNE QUESTION DE RYTHME

L’idée est donc de se décaler volontaire­ment de l’excitation, de la fébrilité. Anne Descombes résume cet enjeu en ces termes : « Dans la sexualité convention­nelle, on cherche parfois à se perdre dans le sexe, à s’oublier. Nous, on cherche plutôt à se retrouver. » Et cela passe par des chemins inattendus. Un exemple ? Pendant leurs retraites, Anne et Jean-François Descombes proposent de sortir de l’injonction de la pénétratio­n : « L’un caresse l’autre, qui ne fait rien d’autre que de recevoir cette caresse et d’écouter ce qu’il se passe dans son corps. » Ou encore : « Celui ou celle qui caresse l’autre se concentre à 100 % sur ce qu’il ressent à l’intérieur de lui-même, au niveau de sa main... et non sur ce que ressent l’autre. » Dans cette sexualité, l’érection n’est plus centrale : « On conseille aux femmes de toucher le pénis de leur compagnon non pour l’exciter mais pour l’aimer, car c’est une partie du corps qui a tendance à être tabou. Nous avons de très beaux retours d’hommes qui nous disent : “Je me suis enfin senti reconnu.” » Anne dit aimer le pénis doux et tranquille. Tandis que Jean-François invite à laisser complèteme­nt la main à sa partenaire en lui disant : « Aujourd’hui j’aimerais que ce soit toi qui guides, et me mettre ainsi à ton rythme. » Tous deux regrettent d’ailleurs que la pénétratio­n ait souvent lieu alors que la femme n’est pas encore prête physiqueme­nt : « Le corps de la femme a son rythme, et si on l’écoute, c’est délicieux pour l’homme », raconte Jean-François. Car le slow sex n’interdit pas la pénétratio­n, d’autant moins si celle-ci n’empêche pas de se concentrer sur d’autres parties du corps, et donc sur d’autres sensations. Kahina, circassien­ne de 42 ans, raconte ainsi comment son amoureux en a très simplement décuplé l’effet sur elle : « Un jour, alors qu’il faisait de lents vaet-vient, il s’est mis à pétrir mes fesses et le bas de mon dos, autour du sacrum... en étant aussi impliqué que s’il me faisait un vrai massage, sans pénétratio­n ! J’ai eu l’impression de ressentir un plaisir long, rond, à 360°. Depuis, pas bête, il me le fait presque à chaque fois... » Le problème du slow sex ? Du fait de leur éducation, formuler des limites n’est pas toujours intuitif pour les hommes. S’il existe beaucoup de films où les femmes disent « stop », il est plus compliqué de trouver l’équivalent avec un homme. Et Sébastien concède : « Au début c’est très difficile d’oser dire ce qu’on ressent, que les sensations soient agréables ou désagréabl­es… » Il peut être plus facile de discuter après avoir fait l’amour, suggère Anne, et de « prendre un moment ensemble pour échanger sur ce que l’on vient de vivre. » Sébastien et Cécile ont aujourd’hui l’air d’un couple heureux et épanoui. Ils racontent leur sexualité d’une voix paisible. Et quand on leur demande s’ils font souvent l’amour, ils répondent spontanéme­nt : « Pas autant qu’on voudrait. »

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