Grand Seigneur

« IL M'A COÛTÉ CHER LE KILO QUE J'AI PERDU ! »

- (LOUIS NICOLLIN)

fois » se souvient le restaurate­ur Laurent Pourcel. Pour preuve, un soir, les trois compères décident sur une idée de Gérard, de sortir du circuit traditionn­el officiel de la délégation pour s’inviter à une table typique du coeur de Shanghaï et déguster un véritable canard laqué, sans chichi. Un ? Au moment de passer commande, la peur de manquer les envahit. Un concours est lancé à celui qui mangera le plus de canards laqués. Gérard gagne la partie avec six canards contre quatre chacun pour Georges et Loulou. Laurent Pourcel l’affirme: « Quand c’était des repas officiels de travail, ça se tenait bien, il y avait des tirades, ça parlait fort mais pas plus. En privé, ça se lâchait totalement. »

MAO ET COLETTE NICOLLIN

Si leur amitié s’exprime toujours autour de la table, chacun de ces trois personnage­s charismati­ques se vouent une admiration sans limite. Le dernier jour du voyage à Shanghaï, Georges Frêche, érudit et orateur hors pair, fait la leçon sur la longue marche de Mao devant 1 000 élèves attentifs du Lycée français de Shanghaï lors d’une conférence, sans notes, pendant une heure. Rien d’étonnant pour celui qui envisageai­t d’ériger à Montpellie­r une statue de Mao Zedong à côté d’une autre, déjà boulonnée sous ses ordres, de Lénine. Depardieu, médusé, se lève à la fin du discours et dit à son ami : « Si j’avais eu un professeur d’histoire comme toi, j’aurais pu aller loin. » Louis Nicollin emboîte le pas, mais n’a pas les mêmes priorités : « Georges, on

mange d’abord, on en parle après ! » Trois ans plus tard, la Chambre régionale des comptes va épingler ce voyage au coût exorbitant pour la collectivi­té de 103 320,37 euros, dont 35 514,30 euros pour la délégation invitée. Une coquette somme pour un séjour de seulement quatre jours qui prend fin le 16 octobre lorsque Gérard Depardieu s’envole avec une partie de la délégation française et laisse sur place ses deux compagnons, partis en train via la Mongolie avec Julie, la fille de Georges Frêche. Ce dernier est éreinté par le voyage. S’il chante la Marseillai­se à tue-tête dans le train pour amuser la galerie, ses récents excès ont affaibli le coeur du président de la région Languedoc Roussillon, maire de Montpellie­r pendant 27 ans. Une semaine

plus tard, de retour à Montpellie­r, le rejeton du PS meurt à 72 ans d’une crise cardiaque dans son appartemen­t de fonction. Depuis, Gérard et Loulou ont quelques fois évoqué leur ami disparu, ses coups de gueules, ses tricheries aux cartes, mais sans jamais dévoiler l’essentiel. « Qui sait ce qu’ils faisaient quand ils étaient tous les trois à l’autre bout du monde ? » s’interroge aujourd’hui Colette Nicollin. Dans le petit salon camarguais et familial du Mas Saint-Gabriel à Marsillarg­ues (34), l’ex-femme de Loulou évoque les souvenirs de cette amitié franchouil­larde non sans une pointe de nostalgie. « Ils étaient en surpoids tous les trois, on partait en cure tous les ans avec l’un ou l’autre, à Brides-les-Bains, en Suisse ou à Mérano en Italie, dans le Palace Henri Chenot, où on mangeait rien. En partant, Loulou disait : “Il m’a coûté cher le kilo que j’ai perdu.” Je me suis battue toute ma vie pour qu’il perde du poids, mais c’est tellement complexe psychologi­quement, il fallait chercher loin. » Aussi loin que remonte leur amitié ? Dès 1974, lorsque Loulou Nicollin reprend en gestion le club de football amateur Montpellie­r Paillade Sport Club, Georges Frêche alors député de l’Hérault puis maire de la ville trois ans plus tard, l’aide à développer son club qui atteint la première division en huit ans. « Georges était méfiant au début, il pensait que Loulou allait lui voler la vedette en politique. Mais ça ne l’intéressai­t pas. Au fil des ans, c’est monté en puissance. Avec son épouse, on gérait parfois leurs problème internes, “Attendez les garçons, ça va…” ». Les affaires se règlent chez l’un ou l’autre autour de la table. Georges Frêche met la main à la patte, prépare les brochettes en short. Les soirs de match aussi, les deux hommes se retrouvent. « Quand on perdait un match, Loulou m’appelait : “Tu nous fais un filet de boeuf”, j’en avais toujours un dans le frigo avec des pommes de terre. Ils arrivaient avec l'entraîneur un peu désorienté qui se prenait un coup de Whisky, un autre de beaujolais et tout le monde repartait ragaillard­i pour le prochain match. Et quand ils gagnaient, je les voyais pas. »

PETITS SALÉS AUX LENTILLES

La connexion avec Gérard Depardieu s’est faite au début des années 2 000, lors d’un repas servi par les frères Pourcel pour le Festival Radio France de Montpellie­r. Gérard Scarpitta, ami de l’acteur et metteur en scène, le présente à Georges Frêche, passionné d’opéra et créateur du festival. Dès lors, Gégé enchaîne les allers-retours pour apprécier les mises en scène de Scarpitta sur les grands classiques : Carmen, Don Giovanni, La Traviata… Parmi les notables invités, Louis Nicollin, piètre connaisseu­r en matière de dramaturgi­e lyrique, mais curieux. « C’était pas son truc, mais Frêche lui disait souvent :

“Ne vous faites pas plus bête que vous ne l’êtes”» rapporte Colette Nicollin. L’amitié se scelle au Jardin des Sens, l’adresse phare des frères Pourcel, après les concerts. Désormais, quand Gérard ne dort pas à l’hôtel des frères Pourcel, il pose ses valises au Mas Saint-Gabriel de la famille Nicollin où un petit loft a été baptisé à son nom et lui est réservé. L’acteur de Cyrano de Bergerac a l’habitude de débarquer à l’improviste, en scooter, après un coup de téléphone furtif : « Mon loulou, j’arrive ». Loulou aime recevoir, famille, amis, associés. Chaque année en octobre, le Mas se transforme même en fête foraine avec manèges et marchands de chichis pour trois jours de fête. « Au Mas, ils faisaient les taureaux à la broche, ou une immense paëlla, c’était quelque chose... Tout en quantité » précise Laurent Pourcel. « Allez, viens sur mes genoux ma Colette » a l’habitude de lui dire Gégé qui a toutefois interdicti­on d’approcher les cuisines de l’épouse de Loulou, « il est trop bordélique » confie t-elle. Mais il a l’aval des frères Pourcel pour venir mettre son grain de sel dans leurs établissem­ents. Au Jardin des Sens, il lui arrive de descendre de sa chambre d’hôtel à 8 h du matin pour commander un plat et remonter manger discrèteme­nt dans sa chambre. Laurent Pourcel : « Quand il va en cuisine, ça impression­ne les équipes, il est sympa avec tout le monde, le petit commis, le plongeur, le chef… Il goûte, pose des questions. Il expliquait des recettes qu’il avait mises au point dans son restaurant rue du Cherche-Midi. À Londres, dans un établissem­ent qu’on avait, il avait fait une côte de veau arrosée avec du beurre. »

Olivier Château, associé des frères Pourcel, ajoute : « C’est un passionné des produits, il connaît les meilleures viandes, les meilleurs poissons, les meilleurs endroits où on pêche. Et surtout, il partage ses fournisseu­rs et ne garde rien pour lui. » Ni Georges Frêche, ni Loulou Nicollin, ne mettent un pied en cuisine. « Frêche, sa seule manie, c’était de sortir au milieu du repas et pisser dehors contre un arbre. Même dans les endroits les plus prestigieu­x... » Pour Loulou, c’est à peine s’il sait allumer des plaques de cuisson. « Au début quand on flirtait et qu’on n’habitait pas ensemble, il m’appelait à l’aide, se souvient Colette. Je lui disais : “Tu prends une allumette, tu ouvres le gaz, tu mets l’allumette, tu mets un peu de beurre dans une poêle et tu fais cuire tes oeufs”. J’avais l’impression d’être Archimède à ses yeux. »

CUISINE MOLÉCULAIR­E

Alors, lorsqu’il faut servir vingt personnes après les matchs, au Mas Saint-Gabriel, Colette est aux fourneaux. « Au début, on mangeait dans le garage. Je posais la gamelle, quand y’en a un qui s’approchait de son assiette pour manger, l’autre se reculait, on n’avait pas assez de place pour tout le monde. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, ils refaisaien­t le match de la première à la dernière minute. Un soir, on reçoit le président de la Fédération algérienne de football qui dit à Loulou : “Je crois que c’est comme chez nous.” » Sur le feu : des petits salés aux lentilles, des pots-au-feu, des blanquette­s de veau… « À la limite, je cuisine mieux pour vingt que pour deux, s’amuse t-elle. J’ai des amies qui ont voulu m’aider, elles ne l’ont fait qu’une fois. » S’il n’a pas l’âme d’un grand chef, Loulou s’est forgé une connaissan­ce de la grande gastronomi­e depuis tout jeune. Ses parents ne jurent que par le Guide Michelin et plus tard, sa qualité de président de club de football l’oblige à suivre les matchs de son équipe à l’extérieur, en fréquentan­t au fil des années les meilleures adresses dans chaque ville. Laurent Pourcel en témoigne : « J’ai commencé comme commis de cuisine chez Pierre Gagnaire à Saint Etienne, y a 30 ans, Nicollin mangeait là bas les jours de matchs et avait déjà un bon coup de fourchette. » Chez Joël Robuchon, il apprécie la purée, « du beurre à la pomme de terre » plaisante Colette qui a aussi dû apprendre les plats hérités de l’arrière grandmère lyonnaise de Loulou, dont la viande cuite dans du beurre et déglacée avec un peu d’eau. « Ça fait un jus onctueux dans lequel on peut tremper le pain et s’en mettre plein les joues. » Bien loin des petites portions servies dans les restaurant gastronomi­ques que Loulou appelle « la cuisine moléculair­e », « Ça l'agaçait ! ». Le 29 juin, alors qu’il fête ses 74 ans chez Alexandre (deux étoiles au Guide Michelin) à Garons dans le Gard, Loulou sort essoufflé des toilettes, s'évanouit et meurt à l’hôpital, à Nîmes, ville rivale de son club MHSC qu’il avait créé… en 1974. Comme pour la mort de son ami Georges Frêche, l’émotion est palpable dans la région. Laurent Pourcel : « Pour Nicollin, la classe sociale, ça n’existait pas. Il parlait de la même façon à ses employés qu’au président du Paris-Saint-Germain. » Olivier Château regrette lui aussi la compagnie de ces « trois grandes gueules, trois bons vivants qui ne mettaient pas un mouchoir sur ce qu’il fallait dire ou pas, la parole était libre, ça manque aujourd’hui. » Car s’il est encore bien vivant, Gérard Depardieu se fait plus rare dans la région depuis la perte de ses amis. Au Mas Saint-Gabriel, son loft dédié est prêt à l’accueillir, au cas où, même si, sans Loulou, Colette ne veut plus entendre parler de ces grandes tablées où elle faisait « la gamelle » pour vingt. Elle peine à retenir ses larmes : « ll y avait un peu de chacun de l’un dans l’autre : une complément­arité, un coeur généreux, le don de soi, la rigolade, raconter des “vilains mots” ». Comme après la mort de Patrick Dewaere ou de Jean Carmet, Gérard Depardieu s’est mu dans le silence à propos de ses amis. Le dernier des viandards est un éternel solitaire.

« ON LES AVAIT BAPTISÉS : LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND »

(JEAN-CLAUDE GAYSSOT)

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À Shanghaï, les Trois Mousquetai­res de la bidoche n'étaient pas là pour rentrer le ventre.
 ??  ?? Plus porté sur les valeurs de l'ovalie que le football, Georges Frêche (à droite) aura fini par céder à l'appel de la Butte Paillade pour son copain Loulou (à gauche).
Plus porté sur les valeurs de l'ovalie que le football, Georges Frêche (à droite) aura fini par céder à l'appel de la Butte Paillade pour son copain Loulou (à gauche).
 ??  ?? Les soirs de défaite, c'est Colette qui est aux fourneaux. Les soirs de victoire : « Je les voyais pas », se souvient la femme de Loulou.
Les soirs de défaite, c'est Colette qui est aux fourneaux. Les soirs de victoire : « Je les voyais pas », se souvient la femme de Loulou.

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