L’ANNÉE DU 9c EST ARRIVÉE
C’est évidemment l’événement de cette rentrée : du 9c en escalade ! Ou plutôt une nouvelle plus dure longueur au monde puisque, même si notre échelle de difficulté hexagonale reste la référence sportive internationale, cela signifie aussi un premier 5.15d américain (le premier 5.16, ce sera pour le 9c+ !) ou encore un XII UIAA. Mais finalement, peu importent les chiffres, ce qui compte, c’est l’effort et la réalisation d’une nouvelle pierre angulaire avec ce “Project Hard“désormais renommé “Silence“par son jeune géniteur tchèque.
Depuis le début du XXe siècle, il aura fallu quelques décennies pour passer du 6a au 6c en libre, puis une bonne dizaine d’années du 7a au 7c et à peine sept du 8a au 8c confirmés. On aurait pu penser que la transition du 9a au 9c aurait été encore plus rapide. Mais non, il s’est écoulé 26 longues années (ou 27 si l’on choisit de considérer “Hubble“de Ben Moon comme premier 9a) presque jour pour jour entre septembre 1991 d’“Action Directe“de Wolfgang Güllich et “Silence“. C’est tout simplement que comme dans tout sport de haut niveau, nous nous rapprochons progressivement des limites des possibilités humaines. De même qu’en athlétisme, chaque centième aux 100 m est désormais un Everest. Et l’escalade ne produit pas un Usain Bolt si souvent… A savoir aussi que travailler et ouvrir des voies à la pointe de la difficulté est probablement l’activité la plus austère et la moins gratifiante de toutes les facettes qu’offre l’escalade moderne. Tant d’efforts, d’énergie, de frustrations pour de brefs moments de bonheur, même si ces derniers sont destinés à vivre longtemps dans le coeur des heureux élus et à persister « éternellement» dans les livres d’histoire. Un peu comme lors des compétitions majeures mais sans foule en délire ni jury et médailles. Le jugement viendra des pairs qui, en connaisseurs, apprécieront la valeur et la portée de ces performances. Pour l’année 91, la mémoire collective a tout de même plus retenu le nom de Güllich que celui du vainqueur de la Coupe du Monde (notre “The Big“François Legrand en l’occurrence). De même que 1993 fut plus l’année de Lynn Hill avec la première en libre du “Nose“que celle de sa compatriote Robyn Erbesfield, lauréate planétaire. En moins de douze mois, Adam Ondra a confirmé tout ce que l’on savait déjà depuis longtemps : il est bien tout seul au sommet de la Planète Grimpe. Champion du Monde de difficulté 2016 à Paris, puis premier répétiteur en quelques jours du “Dawn Wall“, la plus dure grande voie à ce jour et ceci dès sa première visite au Yosemite, un terrain réputé pour nécessiter un long temps d’adaptation. Et enfin, ces 60 mètres rayant le coeur de la grotte géante de Flatanger. Une voie qui illustre bien l’évolution actuelle de la haute difficulté : des sections «humaines» (une première partie en 8b) entrecoupées de repos mais surtout de pas de bloc au top (un 8c ici qui selon Adam n’a rien à envier aux plus durs problèmes bleausards par exemple). Au total une voie longue, d’endurance, mais impossible pour qui ne maîtrise pas le 8c bloc ! Un concept déjà à l’oeuvre dans une moindre mesure (tout est relatif à ce niveau extraterrestre) dans “El Bon Combat“proposé par Chris Sharma l’an dernier. On imagine aisément que le futur pourrait bien être une sorte de Silence sans les repos, une succession de plus en plus rapprochée de problèmes de bloc s’empilant les uns sur les autres. Il est aussi important de noter que Silence est une voie entièrement naturelle, située dans un pays, la Norvège, qui n’existe pour la haute difficulté que depuis quelques années. Les bricolages de la fin du siècle dernier semblent loin et l’avenir se jouera aussi lors d’une phase d’exploration de nouveaux continents verticaux qui ne fait que commencer. Des grimpeurs très forts, il y en a aujourd’hui beaucoup et ceci en grande partie grâce au développement universel des salles, des compétitions, des fédérations, des entraînements de plus en plus rationnels et intensifs. Ils sont aussi de plus en plus jeunes, ce qui leur laisse une marge de progression encore plus grande. Mais ils sont aussi de plus en plus spécialisés et beaucoup arrêtent rapidement leur carrière une fois passé le temps des podiums. Évidemment, on constate à chaque saison une augmentation spectaculaire du nombre de nonogradistes des deux sexes avec pour théâtres favoris Oliana l’hiver et Flatanger l’été. Pourtant, arrivé au 9b, leur nombre est en chute libre. Les répétitions des chefsd’oeuvre des années 2000 de Sharma Jumbo Love (Ethan Pringle en 2015) et Es Pontàs (Jernej Kruder en 2016) ont même fait figure d’événements. Et les trois 9b+ de la planète (Change, La Dura Dura, Vasil Vasil) ne bruissent pas de tentatives et attendent toujours des ascensionnistes autres que Sharma et Ondra. Bref, des Formule 1 qui ont le moteur pour faire du 9b+ voire du 9c, il y en a mais pourtant une seule franchit la ligne d’arrivée. C’est que, plus qu’une question de talent (voire de génie pour Adam), de force, de souplesse, ce qui fait la différence ultime, c’est le commitment, cette volonté profonde liée à une abnégation sans faille pour se donner le temps d’arriver à un objectif précis : pénétrer un territoire inconnu en repoussant ses limites. Accepter d’échouer 100 fois pour réussir la 101e, c’est excitant sur le papier mais plus difficile à gérer dans la
réalité. Cela demande une grande vision à long terme, une ténacité et une ambition qui ne semblent pas forcément s’acquérir dans les standards d’entraînement mais plutôt dans les voyages et la découverte de toutes les différentes cultures grimpantes. Chris Sharma en a été l’ambassadeur le plus emblématique et charismatique ces vingt dernières années et applique désormais sa créativité dans ses deep water solos visionnaires. L’Arche de Vallon-Pont-d’Arc a toujours été sous nos yeux mais lui seul a su l’envisager cette année. On retrouve aussi Alex Megos dans cette approche holistique de l’escalade. Il a tout pour lui : le niveau bien sûr, la jeunesse, une certaine insouciance, un esprit indépendant, la force et la rapidité qui lui confèrent une élégance naturelle. Mettra-t-il tout cela encore plus en mouvement pour ne pas se contenter d’être un grimpeur de à vue hors norme (le premier 9a de l’histoire en 2013) et un répétiteur talentueux, mais aussi un défricheur ? L’avenir ne devrait pas tarder à nous le dire mais, pour accompagner Ondra dans sa quête du 9c+, nul besoin d’être devin pour parier quelques pièces sur lui. Et les Français dans tout cela, au moment où Romain Desgranges s’apprête à très probablement ramener la
Coupe du Monde ? Il y a certes les irréductibles Seb Bouin et Gérome Pouvreau qui continuent à croîter dans le 9 avec la régularité d’une horloge suisse. On peut quand même regretter que peu de jeunes les suivent dans cette quête du plus haut niveau dans les falaises du monde entier, alors que cela a toujours été l’apanage des générations précédentes depuis près de quarante ans. À titre d’anecdote, on attend toujours une première française d’« antiquités » historiques telles qu’Action Directe et Hubble. Il est vrai que la mode n’est plus trop aux voies de moins de douze mètres ! Cette année 2017 aura aussi été très prolifique pour l’escalade féminine avec en point d’orgue la réussite de Margo Hayes dans La Rambla. Plus que la cotation brute, 9a+, ce sont surtout la facilité et la rapidité (une poignée d’essais) de la jeune américaine ainsi que sa portée symbolique : La Rambla est effectivement une voie iconique de par son histoire, son esthétique et aussi le nombre de grimpeurs masculins au top de leurs générations qu’elle aura constamment repoussés ! Avec d’autres espoirs déjà amplement confirmés telles qu’Anak Verhoeven elle aussi dans le 9a+ en septembre, Ashima Shiraishi, Janja Garnbret, Julia Chanourdie, l’écart entre les deux sexes devrait continuer à se combler et nous verrons sûrement un 9b féminin avant le premier 9c+ masculin. 2017, c’est aussi l’exploit vertical ultime, peut-être encore plus étourdissant que Silence, bien que difficilement comparable tant en termes de difficulté (7c+ max) et de longueur (900 mètres) : El Capitan en libre et en solo intégral. On en savait Alex Honnold capable, et aussi qu’il l’envisageait depuis un bon moment et que ce serait forcément par Freerider. Mais réellement lâcher les amarres pour atteindre ce niveau de commitment sans précédent dans l’histoire de l’escalade et même alpine, cela laisse sans voix, comme observer un OVNI qu’on imagine possible mais qui reste du domaine du rêve. C’est beau comme un chef-d’oeuvre artistique, à la fois inimitable et insurpassable. Le solo intégral conserve cette aura de mystère car il s’agit d’une activité marginale par essence et difficilement compréhensible pour ceux qui ne l’ont pas pratiquée. Ayant atteint son apogée en ce domaine, espérons qu’Alex trouvera la sagesse d’en rester là, sans pénétrer au-delà dans des zones inévitablement mortifères. Malgré les nombreuses et justifiées critiques concernant l’organisation de la première épreuve d’escalade aux JO de Tokyo, la perspective d’une médaille d’or et ses retombées pourrait focaliser les motivations pour les 3 prochaines années et peut-être cela pèsera-t-il négativement sur l’évolution des cotations les plus extrêmes. Ou à l’inverse, cela générera peut-être une augmentation des capacités de ces grimpeuses et grimpeurs d’exception, leur permettant d’accéder plus facilement à de nouveaux échelons ? A ce compte-là, des Japonais(es) pourraient en toute logique s’inviter au jeu. En tout cas, de tous ses exploits, de toutes ses médailles, Adam a lui-même qualifié Silence de « sa plus importante réalisation en escalade. » Ayant eu le plaisir d’écrire les différentes étapes de l’évolution de l’escalade dans Le 8e puis Le 9e degré, je ne pense pas avoir le plaisir d’écrire Le 10e avant un bon moment. Mais avec ce diable d’Ondra, tout pourrait arriver bien plus rapidement que prévu !