Château de Bellet
Nice possède une appellation, Bellet, et un très grand « château » du même nom. C’est du moins l’ambition de son nouveau propriétaire. Un Lafite local dominant la promenade des Anglais ?
L’investisseur patrimonial Patrick Ribouton, nouveau « patron » du château de Bellet, ne risque pas d’oublier son premier contact avec l’ancien propriétaire, Ghislain de Charnacé, dont la famille régnait sur ce cru exceptionnel depuis quatre siècles. C’était en 2009, le premier était déjà directeur des diversifications pour une société de gestion immobilière active autant que discrète, La Française REM ( Real Estate Management). Passionné de vin, il avait signé dans une revue professionnelle une critique un peu rude des rosés de l’appellation Bellet, cette AOC méconnue sise dans l’agglomération niçoise. Le président de celleci, qui n’était autre que Ghislain de Charnacé, l’avait appelé, furieux : « il m’a passé un savon, et quel savon ! » , se souvient, amusé, Patrick Ribouton. L’épisode a eu le mérite d’attirer l’attention de La Française REM sur Bellet et n’a pas empêché les deux professionnels de se retrouver trois ans plus tard, en 2012, pour conclure le deal viticole le plus important de l’histoire de la région : la vente par la famille Charnacé de son domaine historique, pour une somme confidentielle ( vraisemblablement supérieure à 5 millions d’euros et inférieure à 10 millions). Un dossier étudié à la loupe. « Nous nous sommes aperçus que le domaine était une véritable pépite, avec un gros potentiel, d’autant qu’aux 6 hectares de château de Bellet, nous pouvions ajouter les 7 hectares des coteaux de Bellet en achetant cette propriété voisine. Il y avait donc un projet global qui avait du sens » , résume Patrick Ribouton. Car le métier du nouveau propriétaire ne consiste pas à céder à des coups de coeur. Depuis quarante ans, La Française REM sélectionne minutieusement des domaines à Bordeaux, en Bourgogne, dans la Loire, le Rhône, bientôt en Alsace, afin de constituer des actifs rémunérateurs pour une clientèle de particuliers ou d’investisseurs professionnels. Le credo maison ? Pour qu’une « histoire » perdure, il faut un raisonnement économique, une logique de rentabilité à moyen terme. Le premier geste a donc été d’expliquer à la famille Charnacé que son patrimoine immobilier ( le château ancestral) était hors sujet et que seul le foncier viticole pouvait représenter une opportunité pour La Française REM. La propriété du château de Bellet, comme d’autres domaines ( Vrai Canon Bouché à Bordeaux), est alors acquise en bonne et due forme, puis placée au sein d’une Sicav à accès réservé ( caisses de retraite, assurances, etc.). La stratégie décidée boulevard Raspail à Paris ( siège de La Française) apparaît alors au grand jour : faire renaître Bellet comme le grand vin de la ville de Nice, réputé, reconnu et valorisé comme tel. Un renouveau symbolique pour la cinquième ville de l’Hexagone : « le château se trouve sur le territoire de la commune, c’est très rare en France, et nous sommes clairement au niveau d’un très grand cru classé » , s’extasie l’investisseur. Un niveau qui reste à atteindre. Pour ce faire, La Française REM a accepté d’investir 2,5 millions d’euros afin de remettre les vignes à niveau, créer un nouveau chai ( gravitaire), des espaces de vinification et surtout des espaces de réception. Car pour rendre aux Niçois ce lieu exceptionnel, il fallait ouvrir le château aux « oenotouristes » , selon l’expression en vogue. La magnifique chapelle familiale, érigée en 1873 en souvenir d’une Bellet prématurément disparue, point culminant de l’appellation, a ainsi été transformée en une majestueuse salle de dégustation. Sa vue dominante sur le cap d’Antibes et les Alpes du Sud a laissé plus d’un visiteur pantois. Depuis l’ouverture cette année, au printemps 2016, 2 500 visites payantes ont été enregistrées au château. Le plus gros chantier a bien sûr été le vin. Passer d’une signature familiale qualitative à une gamme ultrapremium, forcément bio, ciblant la clientèle des grands amateurs, français mais surtout internationaux. Par la grâce de son épais carnet d’adresses, Patrick Ribouton a pu originellement faire déplacer une star du conseil oenologique afin de déterminer le potentiel de Bellet : Éric Boissenot, rien de moins que le consultant de quatre des cinq premiers crus classés bordelais ( Lafite, Mouton, Latour et Margaux, excusez du peu !). Celui- ci est revenu, paraîtil, très impressionné par le terroir local et a accepté de collaborer directement à la nouvelle stratégie marketing. Le concept ? Passer à plusieurs châteaux Bellet, à trois types de vin sur plusieurs couleurs. D’abord, une « entrée de gamme » , entrée en matière premium ( 13 à 17 euros départ propriété), permettant de déceler le potentiel de la marque. Ensuite, un coeur de cible prioritaire : les Baron G ( 25 à 35 euros), au potentiel de garde de sept ans minimum pour le rouge et dont le profil original est assumé ( une majorité de folle noire, avec un complément de grenache), tout comme pour le blanc ( rolle majoritaire, un soupçon de chardonnay) et le rosé ( 100 % braquet, voir dégustation ci- contre). Enfin, quelques cuvées d’exception, des vins de collectionneurs, uniquement les meilleures années, nommées Agnès pour le rouge, La Chapelle pour le blanc – à plus de 60 euros, à déguster dans de nombreuses années, si possible. C’est le point compliqué de l’aventure : quel amateur initié attendrait dorénavant suffisamment longtemps pour apprécier un Bellet parvenu à son optimum ? La cave des Charnacé regorge de pépites ayant traversé le temps, preuve s’il en est du potentiel des lieux. Éric Boissenot et Patrick Ribouton rêvent- ils de voir un jour Château de Bellet posséder sa propre appellation, comme certains très grands vins ( la Romanée- Conti, château- Grillet, la Coulée de Serrant…) ? C’est certain, même s’ils le nient et affirment viser pour l’instant une vitesse de croisière dans les cinq ans. Il sera alors temps de voir si le « savon » initial passé par Ghislain de Charnacé a bien servi de déclencheur à une renaissance historique.