Intérêts Privés

UNE AFFAIRE DE FAMILLE QUI SE PRÉPARE À L’AVANCE

Anticiper sa succession, c’est s’installer autour d’une table avec ses enfants pour discuter, sans arrière-pensées, du futur partage de ses biens. Les considérat­ions fiscales sont incontourn­ables, mais pas exclusives.

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Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine, fit venir ses enfants, leur parla sans témoins » (La Fontaine). Si la vie humaine est divisée en saisons, il vaut mieux se soucier de sa succession au début de l’automne qu’en plein hiver. Et donc, ne pas attendre le dernier moment, comme le laboureur de la fable, pour « faire venir ses enfants ». Mais bien sûr, ce n’est pas à 30 ou 40 ans, ni même à 50, que l’on se soucie de ce sujet. Le moment de l’anticipati­on varie selon les individus, selon les contextes familiaux ! L’important, c’est qu’il arrive à son heure, et qu’il soit l’occasion de se poser les bonnes questions en y apportant les bonnes réponses. L’héritage fait toujours un peu peur. On redoute des conflits entre héritiers : ce n’est pas une fatalité, si on s’écoute et si on explique. D’autre part, l’idée que les succession­s sont nécessaire­ment assommées par le fisc est, en partie, un fantasme (en général, taxation à 20 %).

Le jeu des abattement­s fiscaux

« Tout ce que les parents font en avance peut permettre d’éviter les tensions après le décès », souligne Nathalie Couzigou-Suhas, notaire à Paris. Bien sûr, l’anticipati­on n’a de sens que s’il y a des biens à transmettr­e et à partager. Et plus il y en a, plus leur répartitio­n (entre les futurs héritiers) a avantage à être pensée, et traitée, en amont. Il n’y a aucune règle a priori, pas de « clé de répartitio­n » universell­e. Seulement du cas par cas, du famille par famille. La transmissi­on de biens de son vivant va permettre aussi, en anticipant suffisamme­nt l’héritage, de réduire la charge fiscale de la transmissi­on du patrimoine lorsque la succession s’ouvrira. Pour rappel, les donations espacées tous les 15 ans bénéficien­t à chaque fois de l’abattement entier (100 000 € entre parents et enfants, 31 865 € entre grands-parents et petits-enfants). Toutefois, les règles fiscales (montant des abattement­s, taux d’imposition, délai de rappel fiscal, réductions…) sont par nature fluctuante­s. Ces dernières années, certaines mesures d’incitation ont été instaurées (création puis revalorisa­tion d’un abattement spécifique aux donations entre grands-parents et petits-enfants, abattement entre partenaire­s d’un Pacs, dons familiaux défiscalis­és). Mais d’autres mesures sont revenues sur quelques avantages (suppressio­n de la réduction des droits selon l’âge du donateur, et de la réduction pour charge

de famille), et la fiscalité est globalemen­t moins favorable depuis la diminution de l’abattement en ligne directe (de 150 000 € à 100 000 €), l’allongemen­t du délai de rappel fiscal (de 10 ans à 15 ans), le gel de l’actualisat­ion des divers tarifs et seuils applicable­s… Rien ne dit, en outre, que la fiscalité des succession­s ne va pas encore se durcir dans les prochaines années…

Être équitable, et expliquer

Pour l’instant, le recours aux donations et donations-partages est toujours pertinent pour préparer la transmissi­on de son patrimoine de façon optimale. « À condition d’être équitable, et d’expliquer la démarche et ses objectifs », précise Nathalie Couzigou-Suhas. Il y a deux voies différente­s, qui peuvent se combiner mais qui n’obéissent pas tout à fait à la même logique. La première, c’est de faire des dons, au coup par coup, à tel ou tel de ses descendant­s pour lui venir ponctuelle­ment en aide. Sachant que c’est à titre d’ « avance » sur l’héritage, et qu’en même temps cela permet d’activer le compteur du non-rappel fiscal : vous pouvez donner à chaque enfant 100000 € par don manuel (formalité réduite de déclaratio­n aux impôts, n’engendrant aucun frais) et cela tous les 15 ans (si le donateur décède au moins 15 ans plus tard, la somme déjà donnée n’est pas prise en compte pour le calcul des droits de succession, un nouvel abattement de 100 000 va s’appliquer). Ou bien le donateur peut « émietter » les dons (20000 € tous les 3 ans, par exemple

= total 100000 € donnés en 15 ans). Aucun impôt à débourser dans les deux cas. Vous pouvez aussi, bien sûr, réaliser une seule donation importante portant sur un bien

(pour l’immobilier, c’est obligatoir­e), mais des frais d’actes sont alors à prévoir.

Donation-partage : triple avantage

La donation-partage reste en principe la meilleure solution. Pourquoi ? D’une part, parce qu’en décidant à l’avance du partage des biens entre les héritiers, on réduit les risques de conflits au règlement de la succession. « Les enfants sont tous appelés à la table du partage, ce qui ne veut pas dire qu’ils reçoivent forcément une part identique », souligne Nathalie Couzigou-Suhas. « Il faut discuter avec ses enfants, et il faut que les enfants eux-mêmes discutent entre eux de leurs préférence­s, en toute transparen­ce ». Il s’agit là d’un idéal, pas facile à atteindre mais vers lequel on peut tendre. Quant à l’autre avantage de la donation-partage, et non le moindre, il concerne l’évaluation des biens donnés. Pour vérifier, à l’ouverture de la succession, que chaque enfant a bien reçu sa part de réserve, les biens donnés sont évalués non pas au jour du décès (ce qui est le cas pour les donations ordinaires), mais au jour de la donation-partage elle-même. Ce qui évite les inconvénie­nts liés à l’évolution de la valeur des biens donnés. « En effet, pour les donations isolées, il faut en tenir

compte, et si ce qui a été acquis avec les sommes données a pris de la valeur, le bénéficiai­re doit rapporter plus ». D’où de possibles jalousies et rancoeurs, toujours promptes à s’enflammer… Enfin, la donation-partage n’a pas à être « rapportée » à la succession au plan civil (eu égard aux droits de chaque héritier), ce qui est aussi un gros avantage. Ne pas oublier, cependant, que cet acte typiquemen­t familial (tout comme les donations ordinaires), étant obligatoir­ement passé par devant un notaire, engendre un certain coût. Les dons manuels, eux, sont totalement gratuits.

TransmeTTr­e eT se garder l’usufruiT

Avec un patrimoine immobilier d’une certaine importance, il est possible (et en pratique, incontourn­able) de donner seulement la nue-propriété de tel ou tel bien de son vivant, et donc d’en conserver l’usufruit. Ce qui permet de se ménager des ressources si le bien est loué : les loyers reviennent à l’usufruitie­r, pas aux nus-propriétai­res. Cette modalité de donation peut-être utilisée aussi bien dans une donation ordinaire que dans une donation-partage. Consentir une donation « avec réserve d’usufruit », c’est gagner sur deux tableaux ! D’une part, on ne se dépouille pas complèteme­nt, et d’autre part, les droits de donation sont calculés sur la valeur de la nue-propriété seulement. Au décès du donateur usufruitie­r, son usufruit viager s’éteint et rejoint la nue-propriété déjà transmise. Le donataire devient alors propriétai­re à part entière, sans avoir de droits supplément­aires à payer. La donation avec réserve d’usufruit permet donc d’atteindre un but d’optimisati­on tant patrimonia­le que fiscale, en toute légalité.

ne pas voir que le « TouT fiscal »

Attention, toutefois, à certains effets indésirabl­es. Par exemple : une mère veut donner à son fils unique la nue-propriété d’un bien locatif qu’elle possède depuis 1989. En 2018, ce logement vaut 250 000 €. Comme elle a 65 ans, son usufruit vaut donc 40 % (selon le barème fiscal applicable) et la donation est taxée sur 60 % (valeur de la nueproprié­té), c’est-à-dire sur 150 000 €. Après déduction de l’abattement de 100 000 €, le net imposable est de 50000 €, et les droits s’élèvent à 8194 € (voir barème en encadré). Imaginons que quatre ans plus tard cette personne ait besoin d’argent, et décide avec son fils nu-propriétai­re de vendre le bien (estimé alors à 320000 €, par exemple). Il y aura un problème ! Alors que la mère est exonérée de plus-value sur son usufruit, dont elle est titulaire depuis plus de 30 ans, cela ne sera pas le cas de son fils, nu-propriétai­re du bien depuis seulement 4 ans. Par ailleurs, il ne faut pas être obnubilé par le seuil des 100000 € de l’abattement (même s’il est vite atteint avec certains biens immobilier­s). Si vous êtes mariés sous la communauté et que vous avez trois enfants, vous pouvez tout de même donner à chacun sans aucun impôt 200000 € de patrimoine commun (100 000 € par parent) soit au total 600000 € (200000 € x 3 enfants). Sans oublier qu’avec la réserve d’usufruit, le montant transmis non imposable est encore plus élevé. En revanche, si le patrimoine est composé de biens propres et/ou s’il n’y a qu’un ou deux héritiers…, l’abattement de 100000 € par enfant au moment de l’héritage ne suffira pas à éviter les droits de succession.

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