Il était libre Bill
Le parcours discographique de Bill Evans fut parfois plus chaotique qu’on ne l’imagine, et le pianiste s’est plus d’une fois risqué au bizarre, entre easy listening, tentations symphoniques et expérience free-rock.
C’est non loin de l’immeuble de la Metro Goldwyn Mayer, où étaient situés les bureaux de Verve, que l’arrangeur Claus Ogerman avait suggéré à Bill Evans l’idée d’enregistrer un disque en trio avec un orchestre symphonique. Le plus surprenant ne fut pas que le pianiste en accepta volontiers l’augure, mais que le grand manitou de Verve, Creed Taylor, donna son feu vert sans hésiter. Granadas, qui ouvre le 33-tours original sobrement intitulé “Bill Evans Trio With Symphony Orchestra”, est signé Enrique Granados, un compositeur espagnol contemporain de Manuel de Falla, celui-là même qui inspira les travaux de Gil Evans pour l’ex-boss de Bill Evans, Miles Davis. Comme souvent dans ce genre de production, le trio – avec Chuck Israels à la contrebasse et Grady Tate à la batterie, superbe – n’entre pas naturellement en symbiose avec l’orchestre. Reste que Granadas est construit de façon habile : une introduction en piano solo, bientôt rejoint par les cordes, qui s’effacent derrière le swing du trio, pour mieux revenir ensuite. En 1963, Claus Ogerman avait déjà travaillé avec Bill Evans sur “Theme From The V.I.P.s And Other Great Songs”, un album d’easy listening imaginé par Creed Taylor (qui appliquera les mêmes recettes avec Wes Montgomery avec bien plus de succès), et dont le pianiste a toujours assuré avoir découvert la teneur pop après être entré en studio et visionné les partitions ! Peu, voire pas de place pour l’improvisation donc, mais des mélodies populaires enregistrées façon chanson, et parées d’arrangements kitsch peu susceptibles d’enthousiasmer les fidèles du Village Vanguard. Pour autant, la Police du Jazz nous a autorisé à écouter deux titres : On Green Dolphin Street, ne serait-ce que pour imaginer ce qui pouvait bien passer par la tête d’Evans tandis qu’il jouait cette sublime mélodie comme s’il s’agissait de graver la BO d’une comédie romantique imaginaire (espérons qu’il ne pensait pas à la version gravée en 1958 aux côtés de Miles Davis), et On Broadway, pour mesurer le chemin parcouru par George Benson quand il adapta à son tour ce tube rhythm’n’blues des Drifters en 1977.
Cour de récré En 1970, Verve se risque à publier un album de Bill Evans ressemblant à une promotion à peine déguisée du piano électrique inventé par Harold Rhodes, qui signe évidemment des liner notes enthousiastes, même si Evans ne joue somme toute que peu de Fender Rhodes dans “From Left To Right”. Pas grand chose à retenir, hélas, si ce n’est une perle rare, une mélodie aux allures de comptine au titre explicite, Children’s Play Song. Rien que la craquante introduction en piano solo avec bruits de cour de récré vaut le détour... Ambiance radicalement différente, en 1972, pour la nouvelle collaboration de Bill Evans avec George Russell, seize ans après leur fameux Concerto For Billy The Kid. “Living Time” est divisé en huit mouvements, huit Events précisément. Le quatrième évoque la rencontre improbable entre le jazz en fusion du Lifetime de Tony Williams, qui officie d’ailleurs derrière les fûts (tandis que Webster Lewis fait rugir son orgue Hammond), le rock cuivré de Chicago (en mode décapant/déjanté cependant), mon tout hanté par la musique de Stravinsky et, qui sait, celle du Globe Unity Orchestra d’Alexander Von Schlippenbach. Résultat, la fan base de Bill Evans envoya des lettres de menace à son idole : « Encore un disque comme ça, cher Monsieur Evans, et nous boycotterons toutes vos prochaines parutions. Entendu ? »
Symbiose Deux ans plus tard, à New York, mais pour le compte du label allemand MPS, c’est encore Claus Ogerman qui compose et arrange pour Bill Evans les deux mouvements de la bien nommée suite “Symbiosis”. Si le second mouvement reste dans la lignée de leur collaboration de 1965, tout en annonçant les teintes claires-obscures de “Cityscape” (qu’Ogerman enregistrera avec Michael Brecker en 1981), le premier mouvement est une authentique symbiose entre Bill Evans, son trio – alors composé d’Eddie Gomez et de Marty Morell –, les cordes et les cuivres. Et, fait rare, le pianiste est vraiment à son avantage au Fender Rhodes, notamment dans la mémorable partie Moderato. Bill Evans était très fier de cet enregistrement, que l’on peut raisonnablement considérer l’un des points d’orgue de son parcours discographique. •