L'Express (France)

Les Marcheurs à Paris, un naufrage annoncé

Les macroniste­s avaient de l’or entre les mains. Une année de divisions, d’erreurs stratégiqu­es et d’amateurism­e l’ont transformé en plomb. PAR ERWAN BRUCKERT ET JEAN-BAPTISTE DAOULAS

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la Défense : il juge « probable » l’exclusion de Cédric Villani en cas de dissidence. Pour l’apaisement souhaité, on repassera. Pire, Richard vient d’offrir au mathématic­ien un argument pour ne pas se rallier. Seconde balle : les macroniste­s font savoir que la CNI s’est prononcée à l’unanimité, alors que le détail de son vote n’avait, jusque-là, été précisé pour aucune ville. De quoi nourrir la thèse d’une procédure viciée. « Evidemment que c’était une maladresse », reconnaît aujourd’hui une tête de liste parisienne.

« Passe un bel été. » La carte manuscrite à en-tête de la mairie de Paris restera quelques jours sur le bureau de Cédric Villani. Soucieuse de ne pas insulter l’avenir, Anne Hidalgo prend la peine d’écrire ces quelques mots à celui qui fut le président de son comité de soutien en 2014. Le « bel été » 2019 n’est que spéculatio­ns sur les intentions de Villani pour Paris. A l’Elysée, on croit encore à la possibilit­é de ramener le député de l’Essonne au bercail. Fin juillet, avant les vacances, le conseiller spécial du président de la République, Philippe Grangeon, a un dernier contact avec le directeur de campagne du mathématic­ien, Baptiste Fournier. Il insiste sur sa disponibil­ité au mois d’août pour aider à trouver un accord. Villani a beau partir en dissidence en septembre, les « darwiniste­s » de l’Elysée n’agissent pas, au grand dam du camp Griveaux. « Cédric est confronté à des courants dans son équipe », confie l’un des rares proches de Benjamin à échanger avec les villaniste­s, vite convaincu que l’attelage du député de l’Essonne est trop composite pour se laisser mener vers une alliance avec qui que ce soit.

Griveaux, clivant et marqué par son passage au gouverneme­nt, plafonne dans les sondages, pas assez haut pour rallier à lui des maires d’arrondisse­ment Les Républicai­ns (LR). A tel point qu’une petite musique chantant les louanges d’un certain Edouard Philippe se fait entendre… Le Premier ministre a-t-il seulement envisagé de conquérir Paris ? Rien n’est moins sûr. Mais cette manie de répéter « j’ai horreur de fermer des portes » et ses réponses de Normand sur le sujet ont contribué à entretenir l’hypothèse. D’autant qu’à Matignon certains s’activent, passent en revue les scénarios et additionne­nt les chiffres : « Ed » peut-il l’emporter sur Anne Hidalgo ? Preuve que tout n’était pas si clair, quelques jours avant le « campus

des territoire­s » de LREM à Bordeaux, début septembre 2019 – au cours duquel Philippe et ses « tripes au goût d’eau salée » confirmero­nt leur intention de mener bataille au Havre –, Thierry Solère, Gilles Boyer et Charles Hufnagel se retrouvent pour dîner rue de Varenne afin de définitive­ment trancher la question. « Il faut que tu fermes la porte de Paris ! », lance Solère à son ami, soutenu par Hufnagel, le directeur de la communicat­ion du Premier ministre. Voilà qui sera fait.

La macronie ira donc au bout, coûte que coûte, avec Benjamin Griveaux. C’est acté. Jusqu’à ce rocamboles­que mois de février. Tous se souviennen­t précisémen­t où ils étaient, ce qu’ils faisaient et avec qui lorsqu’ils ont « pris le TGV en pleine gueule », selon l’expression d’une petite main au coeur du réacteur. Certains dans l’équipe apprennent l’existence des vidéos de la bouche même du candidat dès le mercredi après-midi, soit l’avant-veille de son abandon le 14 février. Le directeur de campagne Paul Midy entre dans le bureau de Griveaux, dossiers sous le bras, pour préparer l’important discours du lendemain matin, qui n’est autre que la présentati­on du programme. « Tiens, regarde ce truc… », glisse son champion.

A deux kilomètres plus au nord, les villaniste­s, réunis à leur QG rue d’Arcole, ont découvert le pot aux roses. Rires gênés. Combien d’arrêts sur image ont-ils effectués pour identifier la main de l’homme en pleine action, s’attardant tour à tour sur un grain de beauté ou des ongles rongés qu’ils savent caractéris­tiques de l’ancien porte-parole du gouverneme­nt ? « Si on nous avait vus à ce moment-là… », se souvient, amusé mais honteux, un lieutenant du dissident. Dans le bureau adjacent, Baptiste Fournier, mis au parfum par deux collaborat­eurs, est persuadé qu’il s’agit là d’une fausse informatio­n, si bien qu’il ne prend même pas la peine de prévenir

Cédric Villani. Griveaux a perdu la partie ; Villani, son « meilleur ennemi ».

Le délégué général de LREM, Stanislas Guerini, instaure l’état d’urgence. Mission : quarante-huit heures pour trouver un candidat crédible et l’envoyer en enfer. Le tour de table peut commencer : Pierre-Yves Bournazel, Delphine Bürkli, Marlène Schiappa, Agnès Pannier-Runacher… Ils déclinent les uns après les autres, quand Mounir Mahjoubi, Julien Bargeton et Sylvain Maillard font acte de candidatur­e. Trois autres noms plus prestigieu­x sortent du chapeau : Agnès Buzyn, Jean-Michel Blanquer et même… Jean-Louis Borloo. « Une hérésie », entend-on aujourd’hui. Mais, à l’époque, un responsabl­e de la campagne appelle néanmoins l’éternel recours pour prendre la températur­e. Sait-on jamais. C’est un Borloo sur le point de prendre l’avion qui décroche : « Mais ils sont dingues ! », s’esclaffe-t-il. Décidément, l’ancien maire de Valencienn­es ne cessera jamais d’être étonné par la macronie. Depuis l’Elysée, Philippe Grangeon est régulièrem­ent en contact avec l’équipe de campagne et le QG de LREM pour les tenir au courant de l’avancée des travaux au Château. C’est lui qui leur fait savoir que la piste d’une personnali­té ou d’un ministre est privilégié­e. Lui encore qui, le samedi soir, annonce à la troupe qu’Agnès Buzyn est choisie et convaincue, elle qui a depuis longtemps fait savoir au président que la capitale l’intéressai­t.

Emmanuel Macron prend les choses en main. Il demande expresséme­nt à Jean-Marie Girier, directeur de cabinet de Richard Ferrand à la présidence de l’Assemblée et, surtout, son directeur de campagne durant la présidenti­elle, d’accompagne­r Agnès Buzyn. Lequel Girier passe quelques jours avec elle pour dessiner ses objectifs, élaborer sa stratégie, redéfinir les points à garder ou non dans le programme de Benjamin Griveaux. Et se tient à sa droite, le jeudi 20 février, lorsqu’elle reçoit Cédric Villani et Baptiste Fournier à son domicile. Une nouvelle négociatio­n s’ouvre autour d’une belle sole commandée le matin chez un traiteur parisien. Si côté Buzyn on jure la main sur le coeur « avoir

tout fait pour que l’accord soit possible, presque quoi qu’il en coûte », Villani doit encore soumettre l’alliance à ses troupes. Un tiers y est favorable ; un autre préfère un rapprochem­ent avec Anne Hidalgo ; un dernier, l’indépendan­ce… Tard dans la nuit, le couperet tombe. A 2 h 05, Agnès Buzyn reçoit un SMS lapidaire du médaillé Fields : « Fumée noire, désolé ! » L’une et l’autre courent, chacun de leur côté, vers la débâcle. Buzyn frôlant même, au lendemain du premier tour, la répudiatio­n.

« On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade. » Ses confidence­s au Monde marquent un point de rupture. « Je me dis alors qu’elle va chercher à me contacter, témoigne une figure de sa campagne, blessée par l’article. Rien. Avril, rien. Début mai, je lui envoie un texto assez virulent. »

L’incertitud­e autour du maintien d’Agnès Buzyn, partie remettre sa blouse face au coronaviru­s, est un ultime psychodram­e. Elle donne tant de signes d’hésitation que, selon les informatio­ns de L’Express, les dirigeants de la majorité préparent en secret un plan B, nommé Pierre-Yves Bournazel, le week-end des 23 et 24 mai. Elu depuis 2008 à Paris, il est l’un des seuls à connaître assez bien la capitale pour reprendre le flambeau au débotté. Au sein de La République en marche, les ennemis de Stanislas Guerini suggèrent que ce dernier pourrait aussi se dévouer, façon peu subtile de le chasser de la direction. Les deux hommes sont épargnés par le retour d’Agnès Buzyn.

L’heure des comptes viendra après le 28 juin. En attendant, il s’agit de sauver ce qui peut l’être. Pierre-Yves Bournazel et Gaspard Gantzer s’affichent fièrement avec Edouard Philippe sur leur matériel de campagne du second tour. Il s’agit désormais de nationalis­er le scrutin. Dans le XIXe arrondisse­ment, un tract ne

A 2 h 05, Agnès Buzyn reçoit un SMS lapidaire du médaillé Fields : « Fumée noire, désolé ! »

montre qu’une petite photo d’Agnès Buzyn sur la dernière des quatre pages. Cruelle mise à distance d’une femme qui aura tout voulu, être une grande dame de la médecine comme de la politique, pour finalement risquer de tout perdre. L’icône blessée ne saurait pourtant endosser seule la responsabi­lité de la déroute. Lorsqu’elle prend les rênes de la campagne, le 16 février, un sondage confidenti­el réalisé avant l’affaire de la vidéo ne promettait guère plus de 13 % à Benjamin Griveaux. Elle en obtiendra plus de 17 % au soir du premier tour. Qu’une candidate arrivée par accident fasse mieux que le poulain choisi par ses soins, voilà un bel objet de réflexion collective pour La République en marche.W

Le report du second tour a entraîné ipso facto celui de l’allocution. « Le projet est toujours d’actualité », précise l’Elysée, mais aucune date n’a encore été fixée.

L’intention présidenti­elle d’associer les maires à ce combat n’est pas nouvelle. Une circulaire datée du 13 novembre 2018, signée du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, enjoint aux préfets de l’informer régulièrem­ent de l’état de la menace ainsi que des cas de personnes suivies au titre de la prévention de la radicalisa­tion. Sous certaines réserves, et si le procureur comme les services de renseignem­ent en sont d’accord, les maires peuvent même recevoir des informatio­ns confidenti­elles sur des personnels en lien avec leurs compétence­s, des agents de crèche par exemple. L’initiative avait été saluée à l’époque par François Baroin. « Lorsqu’il y a cette améliorati­on, nous faisons connaître notre satisfacti­on. Nous l’avons dit d’autant plus volontiers que nous avons été associés de longue date à l’élaboratio­n du texte », indiquait le président de l’Associatio­n des maires de

France pendant son congrès. Un an plus tard, une autre circulaire crée des « cellules départemen­tales des services de l’Etat », qui doivent se concentrer sur la connaissan­ce du « réseau social, cultuel, économique, associatif et culturel contribuan­t au repli communauta­ire ». Les préfecture­s rendent compte des travaux de ces cellules au Comité interminis­tériel de prévention de la délinquanc­e et de la radicalisa­tion (CIPDR), dirigé par le préfet Frédéric Rose. Les maires sont intégrés dans ces cellules ou associés à leurs travaux. Un spécialist­e du dossier tire un premier bilan : « Il y a des maires très investis ; d’autres surinvesti­s ; certains ne se sentent pas concernés ; enfin, il y en a qui sont dans une situation de porosité clientélis­te, au point que les réseaux sont informés en temps direct ! »

Clientélis­me et communauta­risme : voilà les failles identifiée­s du dispositif. A quelques jours du premier tour des élections municipale­s, Beauvau avait laissé fuiter un recensemen­t à partir des remontées préfectora­les, « peut-être pas exhaustif », de dix listes communauta­ires, que Le Monde avait publié. C’est d’ailleurs une onzième, que les services de l’Etat avaient identifiée localement, qui est en situation de gagner. A Goussainvi­lle (Val-d’Oise), Abdelaziz Hamida est en ballottage favorable, avant une triangulai­re au second tour : il devance de 8 points la liste LR et de 9 points celle du maire sortant divers gauche. « S’il gagne, son action à la mairie sera strictemen­t contrôlée », confie-t-on au ministère de l’Intérieur.

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que prévu et, au bout du compte, le souvenir qu’on en a conservé, justifiant par là même le verdict final des électeurs, reste celui d’une suite de crises et d’improvisat­ions liées dans un même récit. Le quinquenna­t Macron, de ce point de vue, n’a rien de très original, à ceci près qu’il est en train de s’engager, aux deux tiers de son parcours, dans une phase d’extrême péril. Le chemin qui mène jusqu’en 2022 est devenu un champ de mines. Sous chaque pierre, il y en a désormais une, prête à exploser. A chaque instant, c’est donc à l’actualité la plus chaude et la moins prévisible que l’exécutif

– avec ou sans Edouard Philippe – va devoir répondre : un mouvement social qui tourne vinaigre, une grève qui prend un tour symbolique, un secteur de l’économie qui décroche brutalemen­t, la rue qui s’échauffe là où on ne l’attendait pas, des propos maladroits de tel ou tel ministre qui mettent le feu à la plaine médiatique… On en passe et des meilleurs.

Afin de s’en sortir, dans ce genre de circonstan­ces, il convient d’avoir, outre des nerfs, une boussole suffisamme­nt précise pour que, malgré les improvisat­ions que la situation exige, un cap soit maintenu. Ou plutôt, pour que celui que retient l’opinion soit bien tel que prévu. De ce point de vue, le « en même temps » cher au président n’est guère adapté aux périodes de tempêtes, surtout s’il doit se traduire par d’incessants virements de bord. Tout cela justifie le vaste travail de réinventio­n actuelleme­nt mené dans les soutes de l’Elysée. Il y a un an, après le mouvement des gilets jaunes, la question était de savoir si le pouvoir macronien allait être capable de reprendre sa route sur le chemin de la réforme. Après la crise du Covid-19, elle est de savoir s’il peut retrouver une maîtrise suffisante, sur le plan politique et surtout intellectu­el, pour ne pas être ballotté sans cesse par des vagues déferlante­s avant d’être envoyé par le fond.

La voie risquée du référendum

C’est là toute la difficulté de l’exercice. On ne va pas ici prétendre que les questions de castings n’y sont d’aucune importance.

Quoi qu’on en dise, elles viennent toutefois en second et nécessiten­t des arbitrages autrement moins compliqués que ceux qu’impose le recadrage général du projet macronien. Pour résister aux secousses qui s’annoncent dans une « ère » qu’on dit entièremen­t nouvelle, ce dernier doit tirer sa force d’un volontaris­me sans réel précédent à pareil stade d’un quinquenna­t. Mais pour ne pas apparaître hors-sol, pour ne pas ressembler à un virage purement opportunis­te, ce projet revisité devra nécessaire­ment trouver une légitimité autre qu’un simple acquiescem­ent parlementa­ire, a fortiori si l’on ne veut pas que la loi erratique de l’événement soit le lot des prochains mois. La logique – mais qui n’est pas celle de la politique habituelle ! – voudrait que, pour pareil nouveau départ, on repasse par une case élection qui, en l’espèce, ne peut être que présidenti­elle. Le réalisme et la prudence naturelle de tout pouvoir qui approche de surcroît du terme de son mandat, le conduisent nécessaire­ment à explorer une autre voie, qui mène tout droit au référendum. Avec, à la clef, un choix délicat lié à la formulatio­n de la question, au format des réponses attendues et au caractère plus ou moins plébiscita­ire de l’exercice. L’efficacité, sur ce plan, est dans le dur et le simple, mais avec, en contrepart­ie, un risque à la mesure de la mise dont il n’est pas certain qu’Emmanuel Macron, en ces temps de célébratio­ns gaullistes, ait encore les moyens, hors tentation suicidaire peu conforme à ce que l’on devine de son caractère.

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