Le pirate qui changea l’Inde
EMMANUEL LECHYPRE ROCHE
de prisonnier, vont finalement tenter de défier le pouvoir.
Au rayon déjà bien garni des oeuvres dystopiques – ces fictions qui dépeignent une société imaginaire bâtie initialement sur une utopie et finissant par virer au cauchemar dictatorial –, 2034 pourrait se ranger entre 1984, Fahrenheit 451, deux livres auxquels il rend hommage, et les épisodes les plus sombres de la série Black Mirror. Tous les ingrédients sont là : interrogations sur le sens profond de valeurs comme le libre arbitre, la sécurité, la vérité, la démocratie ou le progrès, et style efficace – la vie quotidienne est décrite avec quantité de détails qui participent pour beaucoup au plaisir de la lecture.
Dernier mérite de ce livre autoédité : l’intégralité des bénéfices tirés des ventes sur le territoire francophone sera reversée à Planète Urgence, association reconnue d’utilité publique, de solidarité internationale et de protection de l’environnement, qui contribue à des actions concrètes pour la forêt, la biodiversité et l’aide au développement local.
WENEMY OF ALL MANKIND PAR STEVEN JOHNSON.
PRENTICE HALL, 304 P., MAI 2020.
En septembre 1695, le Ganj-i-Sawai, un vaisseau de 1 500 tonnes appartenant au Grand Moghol Aurangzeb dont le pouvoir s’étend sur presque tout le souscontinent indien, navigue au large des côtes de Surate, un port de l’ouest de l’Inde. Soudain, il est attaqué et arraisonné par un navire anglais commandé par Henry Every, ancien de la Royal Navy, devenu pirate – avec une prédilection pour l’océan Indien. Même si Every est une légende de la piraterie anglaise, près d’un siècle avant que le phénomène ne prenne l’ampleur que l’on sait, son acte aurait pu s’ajouter aux innombrables épisodes de flibusterie commis autour des grands ports de commerce des Caraïbes ou d’Asie du Sud. Mais, comme le raconte le journaliste américain Steven Johnson, cet actelà devait avoir des conséquences spectaculaires sur le destin de l’Inde.
Le vaisseau du Grand Moghol contient un véritable trésor : or, argent, bijoux, ivoire, safran, pour une valeur équivalant à 20 millions de livres sterling actuelles. A bord se trouvent également des dizaines de femmes de retour d’un pèlerinage à La Mecque, vêtues de hijabs. On dit que la petitefille du souverain se trouvait parmi elles, qui, toutes, furent « dérobées » par les pirates. Ainsi, en quelques minutes, les biens les plus précieux du Grand Moghol, ses femmes, ses richesses, son autorité, lui sont ravis par un homme sans foi ni loi, à la tête d’une bande de pillards brutaux.
Aurangzeb frappe de son ire la Compagnie britannique des Indes orientales. Créée par des aristocrates anglais, celleci avait ouvert un comptoir à Surate en 1608 ; et, avec la bénédiction de la Couronne et des Grands Moghols, avait élargi peu à peu ses activités à d’autres régions indiennes, y délogeant les Portugais. Dès qu’il prend connaissance de l’attaque du Ganj-iSawai, le Grand Moghol fait bombarder les installations anglaises à Surate et emprisonner les officiers, menaçant de purger l’Inde de toute présence britannique.
L’affaire fait grand bruit à Londres. La Compagnie britannique des Indes orientales s’engage à rembourser le Grand Moghol de toutes ses pertes et déclare Henry Every « ennemi du genre humain ». Sa traque s’organise dans l’océan Indien, une première mondiale en matière de chasse à l’homme. La Compagnie saisit l’occasion pour renforcer sa présence navale dans la région, consolider sa présence sur le continent et se doter des moyens militaires qui la conduiront, en 1757, à s’emparer par la force du pays, inaugurant ainsi une forme singulière de « privatisation coloniale ». On ne saurait trop recommander la lecture de ce livre, brillamment écrit, scrupuleusement documenté, et qui raconte une page relativement méconnue de l’histoire de l’Empire britannique.