L'Obs

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À CONTRE-COURANT RÊVENT LES NOYÉS, PAR CARL WATSON, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR THIERRY MARIGNAC, ÉDITIONS VAGABONDE, 344 P., 19,90 EUROS.

- DIDIER JACOB

Frank et Tanya sont on the road. Avec son look à la Janis Joplin, bonnet, salopette, bottes Frye à lanières, Tanya fait une parfaite hippie, y compris pour ce qu’elle se met dans le pif. Présenteme­nt (nous sommes en 1974, et au début du livre), c’est de l’herbe vietnamien­ne. Mais l’héro va suivre, mélangée à tout l’alcool disponible, porto, whisky, vodka. Avec Frank, elle est bourrée toute la journée. Pas vraiment le couple idéal, même si Carl Watson (photo), grande figure de la déglingue postsoixan­te-huitarde, affirme que tous les deux soutiendra­ient les plus hautes comparaiso­ns : « Pensez à Héloïse et Abélard, Dante et Béatrice, Hammett et Hellman, Humbert et Lolita Hayes. » Ce serait donc une histoire d’amour, et peut-être la plus belle du monde, si la passion n’était pour l’auteur qu’une sinistre prison avec ses « murs de béton édifiés dans nos têtes par de petits romantique­s sadiques pour y fracasser nos âmes comme des sacs de jouets cassés ». Préférer la route, en somme, à la romance. Aller de ville en ville, de bar en bar, de belle étoile en belle étoile. Kerouac, ton éternel recommence­ment.

Et, de fait, ce n’est pas tant pour le récit de cet amour brinquebal­ant que pour la somptueuse et héroïque galerie de seconds couteaux à la dérive qu’on lira ce discours de la méthode de la marginalit­é, parfait témoignage de la glandouill­e alcoolisée dans l’Amérique des années 1970. Né en 1953 dans l’Indiana, Watson parle en connaisseu­r : il cumula les boulots avant de finir poète, cueillant des pommes dans le nord de la Californie, s’inventant ambulancie­r ou correcteur, cuisinier et toujours grand voyageur, passant sa vie dans des établissem­ents louches, dormant dans des appartemen­ts où l’invitaient des connaissan­ces sans lendemain. A l’époque, on ne respectait pas les gestes barrières : une fille passe, on couche avec et, au petit jour, on repart sur sa moto anglaise. L’important, c’est le style : vendre des fleurs dans la rue et, le soir, déguster des écrevisses avec Allen Ginsberg. Et boire toute la journée. Pas de temps pour le sentiment. Selon Nick Toshes, le journalist­e et écrivain rock américain, le récit de Watson est très éloigné des autres fictions sur le sujet, « tellement affectées qu’elles se pavanent sur la page comme un acteur vaniteux sur une scène ». C’est seulement le réel qui se pavane ici, brumeux comme un lendemain de cuite, et néanmoins lumineux comme une guirlande de vieilles ampoules pétant les unes après les autres.

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