Le silence des appelés d’Algérie
Dans un ouvrage important, l’historienne Raphaëlle Branche raconte comment les anciens soldats ont caché la réalité d’une guerre officiellement niée durant quatre décennies
C’est le portrait d’une génération. Celle qui a connu la Seconde Guerre mondiale, celle dont les grands-pères et pères avaient combattu en 1914 et 1939, celles dont les grandmères disaient : « Les garçons, c’est de la chair à canon ! »
Plus d’un million et demi de Français ont été appelés sous les drapeaux entre 1954 et 1962. Tous sont nés entre 1930 et 1942, beaucoup sont partis l’année de leurs 20 ans et n’avaient jamais pris le bateau avant de rejoindre l’Algérie. Les dispenses étaient données au comptegouttes. Seuls les pupilles de la nation et les étudiants qui finissaient leur cursus pouvaient y échapper. Ceux qui refusaient risquaient un an de prison. Moins d’un jeune homme sur dix avait le baccalauréat, le taux de chômage ne dépassait pas 1,5%, les télévisions, les téléphones, les machines à laver le linge commençaient à peine à s’installer dans les familles. La France de l’après-guerre.
Cinq années de recherches, trois cents témoignages, des documents personnels jusque-là restés secrets… Dans le dense et passionnant « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? », l’historienne Raphaëlle Branche, spécialiste de la guerre d’Algérie, dessine le parcours de ces hommes qui ont connu le même destin et lève enfin le voile sur la façon dont le silence s’est installé autour de ce qu’ils ont vécu, un silence personnel, mais aussi familial et sociétal.
Officiellement, ils n’étaient pas partis faire la guerre, mais leur service militaire, pour mener des « opérations de maintien de l’ordre » et pour une durée indéterminée, jusqu’à trente-deux mois dans certains cas. L’Algérie, « mangeuse d’hommes », comme l’écrit Raphaëlle Branche, est un pays mal connu, où l’information est muselée au début du conflit. Les fils, les frères et les maris apprennent à mentir à leur famille sur la réalité de cette guerre sans nom. Souvent, ils cachent qu’ils sont parachutistes, qu’ils sont enrôlés dans le déminage, dans une unité opérationnelle ou de commando. Ils taisent les séances de tortures auxquelles ils assistent, auxquelles ils participent, les exécutions arbitraires, les vallées ravagées par le napalm, les douars mitraillés, incendiés. « Deux thèmes, récurrents, dans les journaux intimes, permettent de comprendre ce qui est le plus souvent tu aux proches : la mort et la honte. » C’est à leur carnet, le soir, qu’ils confient leur « nausée », leur « mal de coeur » : « Le gosse torturé? Mes camarades cruels? Quand finira ce cauchemar? » écrit ainsi Marcel Yanelli, un appelé communiste.
Les silences, les omissions et les mensonges n’empêchent pas l’inquiétude des familles sur l’autre rive. On redoute, chaque jour, l’arrivée d’un gendarme qui viendrait apporter une mauvaise nouvelle. Chez les Legrand, anciens résistants jurassiens, les quatre fils partent l’un après l’autre. Lorsque le dernier revient, en septembre 1962, la mère « n’était plus qu’une ombre. Elle n’a pas vécu longtemps après », raconte l’un des fils, cité dans l’ouvrage.
Au retour des appelés, il n’y a pas eu de mobilisation générale, de célébration, comme lors des précédents conflits. La guerre ne pouvait toujours pas être dite, ni entendue. La société française est restée « longtemps oublieuse de son passé algérien ». Le statut d’ancien combattant pour ceux qui ont servi en Afrique du Nord n’est accordé qu’en décembre 1974, la guerre n’est officiellement reconnue comme telle qu’en 1999, trente-sept ans après la fin du conflit.
Alors que les Américains créent le terme de syndrome posttraumatique pour les vétérans du Vietnam et mettent en place des Vet Centers afin de les aider dès 1980, les blessures psychiques des appelés restent un « point aveugle » de la guerre d’Algérie. « Vous savez, ma p’tite dame, quand ils rentrent, ils ne sont pas du tout pareils », s’était pourtant entendu dire une jeune épouse, citée dans le livre, qui allait chercher au port de Marseille son mari, revenu de dix mois à Touggourt. Les récits des familles, recueillis par Raphaëlle Branche, témoignent que l’Algérie et la guerre n’ont pas quitté les appelés quand ils sont rentrés chez eux. Ils font des cauchemars, hurlent dans leur sommeil, se plaquent à terre quand une voiture passe en pétaradant, cherchent les voies de sortie quand ils entrent dans une pièce, évitent les feux d’artifice, les films violents et les promenades la nuit à la campagne, boivent et fument trop. Entre mai 1954 et mars 1962, dans les hôpitaux psychiatriques, le nombre d’hommes internés entre 25 et 29 ans, c’est-à-dire quelques mois ou années après le retour des conscrits, augmente de 65%.
C’est seulement à la fin des années 1990 que les Français « identifient la guerre d’Algérie comme un moment douloureux de leur histoire collective », conclut Raphaëlle Branche, et à partir des années 2000 que le silence des appelés se brise réellement. Beaucoup étaient morts depuis longtemps. ■
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE EST RESTÉE LONGTEMPS OUBLIEUSE DE SON PASSÉ ALGÉRIEN. LA GUERRE NE POUVAIT NI ÊTRE DITE NI ÊTRE ENTENDUE.