L'Obs

« L’art politique » selon Pavlenski

L’ARTISTE RUSSE qui a fait SCANDALE en diffusant les vidéos intimes de BENJAMIN GRIVEAUX publie un livre pour expliquer son geste. Rencontre

- Par David Caviglioli

Théorème, par Piotr Pavlenski, avec Mariel Primois Bizot. Exils, 180 p., 18 euros.

Le père de Piotr Pavlenski est mort à l’âge de 49 ans, obèse, assis près de son réfrigérat­eur dans son appartemen­t de Saint-Pétersbour­g, en s’étouffant avec un bout de viande. Il était géologue mais ne semblait pas passionné par la géologie. Il avait passé la majeure partie de sa vie à boire et à regarder la télévision. Dans « Théorème », le livre qu’il publie, Pavlenski évoque son père en quelques lignes cruelles, pour dire tout le mépris que lui ont inspiré cet homme et son « idéal de vie hédoniste et paresseux ». Il voit sa suffocatio­n comme l’aboutissem­ent logique de la vie bourgeoise. Pavlenski voue aux bourgeois une haine brute. Lorsque sa compagne Alexandra de Taddeo, fille de la bonne société parisienne, lui a proposé peu de temps après leur rencontre une promenade avec ses parents, il a voulu ne plus la voir, dégoûté par cette « petite-bourgeoise qui flâne le dimanche en famille ». Elle l’a rassuré lorsqu’elle l’a finalement emmené à Pigalle, dans un cinéma porno où ils ont, dit-il, « pratiqué la sodomie en parlant d’art et de politique ».

Après la mort de son père, Pavlenski s’est mis en quête d’une vie aussi antibourge­oise que possible. Il est devenu artiste, mais comme il vomit « l’art décoratif » – celui des peintres qui exposent pour vendre leurs toiles à des bourgeois –, il a décidé que ses oeuvres seraient gratuites, voire invendable­s, et consistera­ient en des performanc­es qui le détruiraie­nt physiqueme­nt. Pour vivre et nourrir ses enfants, il squatterai­t des maisons vacantes et volerait sa nourriture.

Depuis 2012, Pavlenski s’est cousu la bouche, s’est enroulé dans des barbelés, s’est tranché un bout d’oreille, a incendié l’entrée du siège des services secrets russes, s’est cloué le sac testiculai­re au sol devant le Kremlin. Ces « événements d’art politique », comme il les nomme, lui ont valu la prison, les procès, les expertises psychiatri­ques. Ils ont aussi fait de lui une vedette en Occident, où on l’a vu comme un opposant à Poutine, titre qu’il a reçu comme une humiliatio­n. « Le mot “opposant” est primitif, nous dit-il lorsqu’on le rencontre. Je m’en fous de Poutine. Je m’en fous aussi des libéraux qui s’opposent à lui. » Exilé en France, accueilli comme un dissident, il a immédiatem­ent cherché à s’aliéner la bourgeoisi­e culturelle

parisienne qui le chouchouta­it. Il a incendié l’entrée de la Banque de France, place de la Bastille, comme pour dire à la classe dirigeante française qu’à ses yeux elle ne valait pas mieux que la russe. Il faut reconnaîtr­e une certaine intelligen­ce aux provocatio­ns de Pavlenski : ceux qui l’avaient applaudi pour l’incendie de la Loubianka ont soudain trouvé cet incendie-là excessif. Il a été jugé et a fait de la prison, comme en Russie.

Duchampien extrémiste

Lorsque, début 2020, Pavlenski a diffusé sur internet une vidéo du politicien Benjamin Griveaux en train de se masturber, provoquant un scandale national, il a présenté son geste comme une oeuvre d’art. Personne ne l’a pris au sérieux. Même ses avocats manipulent l’argumentai­re avec précaution. Depuis que Karlheinz Stockhause­n a décrit le 11-Septembre comme « la plus grande oeuvre d’art jamais réalisée », l’invocation de l’art en défense de tout et n’importe quoi est presque devenue une plaisanter­ie, et Pavlenski a été traité comme un plaisantin qui avait fait la blague de trop.

On le rencontre à la fin du mois de septembre, dans les bureaux parisiens de son éditeur, en plein Saint-Germain-des-Prés. Lorsqu’on prononce l’expression « affaire Griveaux », il nous coupe avec autorité : « Pornopolit­ique », corrige-t-il, du nom qu’il a donné à sa performanc­e – « Pas performanc­e, coupe-t-il à nouveau. Evénement. » (Pavlenski refuse le mot « performanc­e », associé à l’actionnism­e viennois, mouvement qu’il trouve puérilemen­t provocateu­r.) Ses actions, découvre-t-on, s’inscrivent dans un système esthétique minutieuse­ment conçu, à défaut d’être subtil. Pavlenski, qui est un bavard capable de parler seul pendant très longtemps, nous le détaille, avec ce genre de ferveur qui caractéris­e autant les passionnés que les délirants. « L’art politique », seule alternativ­e possible au navrant « art décoratif », est l’art qui « intervient dans la mécanique du pouvoir » et qui la rend visible. Il est déclenché par un « événement », l’interventi­on de Pavlenski, qui transforme le sujet du pouvoir politique (Benjamin Griveaux par exemple) en objet de l’oeuvre d’art. L’événement est prolongé par des « précédents d’art politique », c’est-à-dire « des dispositif­s que les institutio­ns chargées du maintien de l’ordre sont obligées d’engendrer » : rapports, articles de presse (dont celui-ci), expertises psychiatri­ques, jugements, sanctions, qui s’efforcent d’écraser l’événement mais en font partie. L’événement est, en lui-même, un « déplacemen­t » ou une « répétition » : un geste ou une image pris dans un contexte (se clouer les testicules au sol était un acte de résistance chez les prisonnier­s du Goulag ; envoyer une vidéo sexuelle se fait dans l’intimité) et déplacé dans un autre (devant le Kremlin ; sur la place publique).

A bien des égards, Pavlenski est un duchampien extrémiste, un adepte du culte de la transgress­ion, de la rupture et du discours comme ultimes valeurs de l’acte artistique. Il se perçoit comme un héritier de Sade (« le plus grand Français de l’histoire de l’humanité »), de Courbet, des impression­nistes, eux aussi objets de scandale en leur temps parce qu’eux aussi pratiquaie­nt un art hostile au pouvoir et à la bourgeoisi­e qui l’exerce. On finit par lui opposer que « Pornopolit­ique », contrairem­ent à ses précédents événements, a fait une victime, réelle, Benjamin Griveaux, et que cela pose un problème moral. Clouer ses propres testicules est une chose ; mais humilier un autre que lui ? Pavlenski s’agace : « Benjamin Griveaux a transformé sa propre vie en un instrument de pouvoir.

Or l’art politique détourne les instrument­s de pouvoir.

– Donc il cesse d’être humain parce qu’il est instrument de pouvoir ? On ne peut pas être les deux ?

– Non.

– Si mon doigt est un instrument de pouvoir, vous pourriez le trancher sans vous poser la question du mal que ça peut me faire ?

– Mais quel mal ? Je vais vous dire : Griveaux m’a déçu. Il allait perdre son élection. Tout le monde s’en foutait de lui. D’un coup, grâce à moi, il est devenu une star mondiale. Il aurait pu utiliser ça, au lieu de pleurer. “Ma famille, bla-bla-bla”. Je lui ai donné une grande chance. »

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 ??  ?? … et s’est cloué le scrotum sur le parvis de la place Rouge, le 10 novembre 2013.
… et s’est cloué le scrotum sur le parvis de la place Rouge, le 10 novembre 2013.
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Pour créer des «événements d’art politique », Piotr Pavlenski s’est cousu la bouche, le 23 juillet 2012 à SaintPéter­sbourg…
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