« L’art politique » selon Pavlenski
L’ARTISTE RUSSE qui a fait SCANDALE en diffusant les vidéos intimes de BENJAMIN GRIVEAUX publie un livre pour expliquer son geste. Rencontre
Théorème, par Piotr Pavlenski, avec Mariel Primois Bizot. Exils, 180 p., 18 euros.
Le père de Piotr Pavlenski est mort à l’âge de 49 ans, obèse, assis près de son réfrigérateur dans son appartement de Saint-Pétersbourg, en s’étouffant avec un bout de viande. Il était géologue mais ne semblait pas passionné par la géologie. Il avait passé la majeure partie de sa vie à boire et à regarder la télévision. Dans « Théorème », le livre qu’il publie, Pavlenski évoque son père en quelques lignes cruelles, pour dire tout le mépris que lui ont inspiré cet homme et son « idéal de vie hédoniste et paresseux ». Il voit sa suffocation comme l’aboutissement logique de la vie bourgeoise. Pavlenski voue aux bourgeois une haine brute. Lorsque sa compagne Alexandra de Taddeo, fille de la bonne société parisienne, lui a proposé peu de temps après leur rencontre une promenade avec ses parents, il a voulu ne plus la voir, dégoûté par cette « petite-bourgeoise qui flâne le dimanche en famille ». Elle l’a rassuré lorsqu’elle l’a finalement emmené à Pigalle, dans un cinéma porno où ils ont, dit-il, « pratiqué la sodomie en parlant d’art et de politique ».
Après la mort de son père, Pavlenski s’est mis en quête d’une vie aussi antibourgeoise que possible. Il est devenu artiste, mais comme il vomit « l’art décoratif » – celui des peintres qui exposent pour vendre leurs toiles à des bourgeois –, il a décidé que ses oeuvres seraient gratuites, voire invendables, et consisteraient en des performances qui le détruiraient physiquement. Pour vivre et nourrir ses enfants, il squatterait des maisons vacantes et volerait sa nourriture.
Depuis 2012, Pavlenski s’est cousu la bouche, s’est enroulé dans des barbelés, s’est tranché un bout d’oreille, a incendié l’entrée du siège des services secrets russes, s’est cloué le sac testiculaire au sol devant le Kremlin. Ces « événements d’art politique », comme il les nomme, lui ont valu la prison, les procès, les expertises psychiatriques. Ils ont aussi fait de lui une vedette en Occident, où on l’a vu comme un opposant à Poutine, titre qu’il a reçu comme une humiliation. « Le mot “opposant” est primitif, nous dit-il lorsqu’on le rencontre. Je m’en fous de Poutine. Je m’en fous aussi des libéraux qui s’opposent à lui. » Exilé en France, accueilli comme un dissident, il a immédiatement cherché à s’aliéner la bourgeoisie culturelle
parisienne qui le chouchoutait. Il a incendié l’entrée de la Banque de France, place de la Bastille, comme pour dire à la classe dirigeante française qu’à ses yeux elle ne valait pas mieux que la russe. Il faut reconnaître une certaine intelligence aux provocations de Pavlenski : ceux qui l’avaient applaudi pour l’incendie de la Loubianka ont soudain trouvé cet incendie-là excessif. Il a été jugé et a fait de la prison, comme en Russie.
Duchampien extrémiste
Lorsque, début 2020, Pavlenski a diffusé sur internet une vidéo du politicien Benjamin Griveaux en train de se masturber, provoquant un scandale national, il a présenté son geste comme une oeuvre d’art. Personne ne l’a pris au sérieux. Même ses avocats manipulent l’argumentaire avec précaution. Depuis que Karlheinz Stockhausen a décrit le 11-Septembre comme « la plus grande oeuvre d’art jamais réalisée », l’invocation de l’art en défense de tout et n’importe quoi est presque devenue une plaisanterie, et Pavlenski a été traité comme un plaisantin qui avait fait la blague de trop.
On le rencontre à la fin du mois de septembre, dans les bureaux parisiens de son éditeur, en plein Saint-Germain-des-Prés. Lorsqu’on prononce l’expression « affaire Griveaux », il nous coupe avec autorité : « Pornopolitique », corrige-t-il, du nom qu’il a donné à sa performance – « Pas performance, coupe-t-il à nouveau. Evénement. » (Pavlenski refuse le mot « performance », associé à l’actionnisme viennois, mouvement qu’il trouve puérilement provocateur.) Ses actions, découvre-t-on, s’inscrivent dans un système esthétique minutieusement conçu, à défaut d’être subtil. Pavlenski, qui est un bavard capable de parler seul pendant très longtemps, nous le détaille, avec ce genre de ferveur qui caractérise autant les passionnés que les délirants. « L’art politique », seule alternative possible au navrant « art décoratif », est l’art qui « intervient dans la mécanique du pouvoir » et qui la rend visible. Il est déclenché par un « événement », l’intervention de Pavlenski, qui transforme le sujet du pouvoir politique (Benjamin Griveaux par exemple) en objet de l’oeuvre d’art. L’événement est prolongé par des « précédents d’art politique », c’est-à-dire « des dispositifs que les institutions chargées du maintien de l’ordre sont obligées d’engendrer » : rapports, articles de presse (dont celui-ci), expertises psychiatriques, jugements, sanctions, qui s’efforcent d’écraser l’événement mais en font partie. L’événement est, en lui-même, un « déplacement » ou une « répétition » : un geste ou une image pris dans un contexte (se clouer les testicules au sol était un acte de résistance chez les prisonniers du Goulag ; envoyer une vidéo sexuelle se fait dans l’intimité) et déplacé dans un autre (devant le Kremlin ; sur la place publique).
A bien des égards, Pavlenski est un duchampien extrémiste, un adepte du culte de la transgression, de la rupture et du discours comme ultimes valeurs de l’acte artistique. Il se perçoit comme un héritier de Sade (« le plus grand Français de l’histoire de l’humanité »), de Courbet, des impressionnistes, eux aussi objets de scandale en leur temps parce qu’eux aussi pratiquaient un art hostile au pouvoir et à la bourgeoisie qui l’exerce. On finit par lui opposer que « Pornopolitique », contrairement à ses précédents événements, a fait une victime, réelle, Benjamin Griveaux, et que cela pose un problème moral. Clouer ses propres testicules est une chose ; mais humilier un autre que lui ? Pavlenski s’agace : « Benjamin Griveaux a transformé sa propre vie en un instrument de pouvoir.
Or l’art politique détourne les instruments de pouvoir.
– Donc il cesse d’être humain parce qu’il est instrument de pouvoir ? On ne peut pas être les deux ?
– Non.
– Si mon doigt est un instrument de pouvoir, vous pourriez le trancher sans vous poser la question du mal que ça peut me faire ?
– Mais quel mal ? Je vais vous dire : Griveaux m’a déçu. Il allait perdre son élection. Tout le monde s’en foutait de lui. D’un coup, grâce à moi, il est devenu une star mondiale. Il aurait pu utiliser ça, au lieu de pleurer. “Ma famille, bla-bla-bla”. Je lui ai donné une grande chance. »
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