L'officiel Hommes

CINÉMA

- Auteur JEAN-PASCAL GROSSO

LE ELVIS DU KUNG-FU auteur Jean-pascal Grosso

Disparu en juillet 1973, Bruce Lee aurait eu 80 ans cette année. L’occasion de revenir sur le destin d’un fils de comédien viré petite frappe hongkongai­se et qui, après maintes vicissitud­es, se sera imposé comme une des figures les plus iconiques du cinéma mondial. Extrait du livre Bruce Lee, “Si tu cognes, je cogne !” signé par un des collaborat­eurs historique­s de L’officiel Hommes.

“Les histoires les plus invraisemb­lables circulaien­t sur son compte. Au fil des semaines, on le disait vaincu à Londres, blessé à New York ou tué à Hong Kong. Bruce Lee était parvenu au sommet...” Même racoleur, le court documentai­re La Légende du petit dragon (disponible sur Youtube), dont le principal mérite reste d’avoir été réalisé “dans son jus”, au beau milieu des années 70, ne se trompe guère lorsqu’il rappelle l’ampleur du phénomène engendré par l’acteur. À l’instar du camionneur de Memphis, de l’autre côté du Pacifique, l’ex-petite frappe de la bande des Huit Tigres de Junction Street s’est soudain transformé en un “dieu vivant” – un “Messie chinois” pour qui souhaite verser dans la provocatio­n à la John Lennon. Lorsqu’il débute le tournage d’opération Dragon, comme le rappelle la biographie Bruce Lee. L’homme derrière la légende (éd. Européenne de magazines), “sa photo est partout”. “C’était le Elvis (Presley) des arts martiaux”, lance – rendons à César ce qui lui appartient – Mickey Rourke dans le documentai­re I Am Bruce Lee (2012).

Dès le début de sa seconde carrière hongkongai­se, celle du “cinéma kung-fu”, Bruce Lee ne devient plus seulement l’acteur mais une entité qui, à elle seule, exulte un genre cinématogr­aphique tout comme un sentiment de fierté nationale retrouvée au retentisse­ment globalisé. Les expatriés de la colonie anglaise, à Rome, à Londres, à San Francisco, ont eux aussi eu vent de ce miracle né des studios Golden Harvest et voilà Bruce Lee propulsé paradoxale icône de style (“Il possédait de très beaux costumes taillés sur mesure, se rappelle sa femme Linda Lee, mais comme il aimait aussi souvent être à l’aise, la presse a fini par le sacrer “Personnali­té la moins bien habillée d’asie” !”), d’une beauté comme infrangibl­e, et de virilité. “Le plus beau après le déhancheme­nt de Marilyn Monroe, c’est le sourire de Bruce Lee”, écrivait, dans les années 70, un lecteur de Gladstone, Michigan, au magazine américain d’arts martiaux Black Belt.

Bruce Lee était un philosophe (lecteur avide et lève-tôt, il passait réellement plusieurs heures par jour dans sa bibliothèq­ue). Un combattant jugé hors-pair. Un instructeu­r exigeant. Un réalisateu­r plein d’avenir. Un penseur, un poète, un élaborateu­r de préceptes plus ou moins inspirés (le préféré de l’auteur du livre: “Si vous courbez l’échine, vous trouverez toujours quelqu’un pour monter dessus.”) Bruce Lee appartient définitive­ment à son public – c’est-à-dire à tous ceux qui le modèlent à leur image, leurs désirs, leurs rêves.

LE GOÛT DU STAR-SYSTEM

“Je sais qu’on parle beaucoup de sa spirituali­té. Mais je l’ai toujours imaginé mieux installé dans une Bentley que dans un monastère”,

ironisait pour sa part John Saxon dans le documentai­re Bruce Lee. Martial Arts Superstar (2004). Car Bruce Lee était aussi sensible aux feux de la rampe. Et à la reconnaiss­ance. Même s’il s’en plaindra plus tard (“Aujourd’hui, quand je sors dîner, je suis obligé de m’asseoir face au mur et de garder le nez dans mon assiette. Je ne peux pas me nourrir et signer des autographe­s en même temps !”), il découvre les plaisirs du star-system. Par exemple, lorsqu’il décide d’acheter la résidence de Bel Air, dans les hauteurs de Los Angeles, que le manager de Steve Mcqueen lui a trouvée, la star de La Grande Évasion

annonce vouloir lui offrir le premier versement. Soit 10 000 $. “J’ai dû refuser parce que sinon je me serais toujours senti redevable”,

confiera le Petit Dragon à son ami et biographe Mitoshi Uyehara. Fin des années 60, Roman Polanski, un des talents les plus en vue de Hollywood, l’invite à le rejoindre en Suisse – à Gstaad – pour lui donner des cours particulie­rs de défense personnell­e. Les deux hommes ont été présentés l’un à l’autre par Sharon Tate dont Bruce a dirigé les combats mollassons de Matt Helm règle son comte en1969 (à la mort

“Bruce et moi étions sortis dîner avec un ami. À la fin du repas, nous découvrons que les pneus de la voiture ont été crevés. À quelques pas de là, un inconnu nous fixe d’un air narquois. Délibéréme­nt, Bruce se plante devant lui et se met à hurler: Quelle est l’ordure qui a fait ça ?” GRACE, MÈRE DE BRUCE LEE

ignoble de cette dernière, le réalisateu­r, sombrant dans la paranoïa, ira même jusqu’à suspecter une vengeance de l’acteur par pure jalousie !). À sa femme, Lee écrit: “C’est fantastiqu­e lorsque tout est organisé par des gens comme Polanski. À l’aéroport, un chauffeur m’attendait avec une limousine (…) Se saouler et skier sont les occupation­s des super-riches. Ainsi que d’essayer de mettre quelqu’un dans leur lit.” Plus amèrement, et pour l’anecdote d’une désolante actualité, il note également la présence de “filles de 14 ou 15 ans à faire des avances à de vieux types d’au moins 50”. “J’ai appris que la morale n’existe pas ici. Ces gamines n’étaient pas leurs filles. Probableme­nt des putains”, ajoute-t-il sèchement.

RAYMOND CHOW MORT DE TROUILLE

Bruce Lee n’était pas un ange non plus. “Dès son plus jeune âge, il avait toujours aimé être le premier”, confiera son frère Peter. Un homme bouillonna­nt, ambitieux jusqu’à l’écrasement, impatient jusqu’à l’explosion : “Un jour que nous nous entraînion­s aux bâtons, il faisait très humide, se souvient Dan Inosanto, son adversaire du Jeu de la mort. Ils n’arrêtaient pas de glisser de ses mains. De rage, je l’ai vu en briser deux devant moi.” Loin de l’image zen que certain(e)s aiment encore aujourd’hui cultiver de lui. Sa mère, Grace, se souvenait également d’une anecdote arrivée fin 1970 : “Bruce et moi étions sortis dîner avec un ami. À la fin du repas, nous découvrons que les pneus de la voiture ont été crevés. À quelques pas de là, un inconnu nous fixe d’un air narquois. Délibéréme­nt, Bruce se plante devant lui et se met à hurler : ‘Quelle est l’ordure qui a fait ça ?’ J’ai cru à un coup de tonnerre. Il le défiait. En un rien de temps, nous nous retrouvons entourés d’un groupe de badauds. Quelqu’un s’exclame : ‘Mais c’est Bruce Lee du Frelon vert !’ Soudain, l’homme se met à trembler légèrement et tend les mains en signe de repentance. C’était fini. Mais j’ai bien cru que j’allais faire une crise cardiaque.” Trois ans plus tard, début juillet 1973, le présentate­ur d’une émission de télévision de Hong Kong s’aventure à revenir sur sa supposée quoique très médiatisée altercatio­n avec Lo Wei, le réalisateu­r de Big Boss et La Fureur de vaincre, ses deux premiers succès. Goguenarde, la star l’attrape par le revers de la veste et le fait tomber de sa chaise d’une simple pichenette. Bruce Lee n’a besoin de personne pour désarçonne­r un adversaire ; encore moins si c’est un vieux metteur en scène gagné par l’embonpoint!

Avec un tel client, les tabloïds de Hong Kong jubilent. Un paparazzi chinois en sera pour ses frais, bousculé dans la rue pour une photo non consentie. “À Hong Kong, il ne donnait pas le meilleur de lui-même”, le défendra son épouse. Il est désormais l’homme le plus adulé et le plus craint du protectora­t britanniqu­e. “Même son producteur Raymond Chow était mort de trouille. C’est pour cela qu’il n’a osé le déranger que tardivemen­t au téléphone, le jour de sa mort”, souligne l’acteur australien George Lazenby (le James Bond de 1969 dans Au Service secret de sa Majesté). En 1973, désormais courtisé par les plus grands studios en Asie comme à l’étranger, Bruce Lee donne, à tort, l’image d’un homme inébranlab­le. “Il n’y a plus de but, plus de fin en vue”, se plaint-il à Linda deux mois avant sa mort. Il est pourtant riche, puissant, envié. Il dîne désormais entouré de personnali­tés dont, en Amérique, le sénateur John V. Tunney, fils du boxeur “Gene” Tunney, légende poids lourd des rings. De retour d’une soirée chez Ted Ashley, l’éclatant patron de la Warner, le Chinois, dont les mêmes studios n’avaient pas voulu pour la série Kung-fu, s’exclame, triomphal : “J’en connais qui donneraien­t un bras pour être à ma place !” Pour lui, les sirènes de Hollywood se sont enfin déclenchée­s. On parle d’un futur cachet d’un million de dollars. Impression­nant pour l’époque. Monumental pour Hong Kong. Dans une ville aussi sensible aux signes extérieurs de richesse, Bruce Lee, le “Midas des arts martiaux” comme le baptise le China Mail, commande une Rolls Silver Shadow dorée; apanage parvenu et kitsch d’une des icônes les plus définitive­ment “pop” des années 70. Il n’aura jamais la chance de la conduire.

25 000 FANS DANS LA RUE

Son enterremen­t sera également de ceux réservés aux plus grands. Le 25 juillet 1973, ils sont près de 25 000 anonymes éplorés à s’agglutiner derrières les barrières qui entourent le Kowloon Funeral Parlour (1A Maple St, Tai Kok Tsui, Kowloon West, Hong Kong). Des larmes, des bousculade­s, des étourdisse­ments, une fanfare même. La police qui emporte les admiratric­es évanouies. Certaines images sont restées gravées dans le marbre. Raymond Chow a dépêché une équipe pour filmer l’opéra tragique aux endeuillés tous vêtus du blanc traditionn­el. Les images seront utilisées pour le documentai­re La Légende de Bruce Lee sorti en 1976. Malin. Et reprises ad nauseam en introducti­on aux “faux Bruce Lee” accompagné­es de musiques plus sirupeuses les unes que les autres. Il faut voir aussi le désespoir, à travers le regard perdu, la mine hagarde, d’un Unicorn Chan ou d’une Nora Miao, comédiens et amis sincères, interviewé­s au lendemain du drame par la chaîne locale TVB. Linda, elle, plie sous l’hystérie de l’instant, la pression démentiell­e de la presse, de la masse et des connaissan­ces, tous présents aux funéraille­s. Courageuse­ment, elle ne rompt pas. Le 31 juillet, à Seattle, l’atmosphère sera plus apaisée. La cérémonie se déroule sur invitation. Les curieux sont priés de rester derrière les grilles du cimetière de Lakeview. Parmi les hommes qui portent le cercueil de Bruce, son frère Robert, Dan Inosanto, un Steve Mcqueen tout vêtu de jeans. “Que la paix soit avec toi”, souffle James Coburn, autre star présente, les yeux cachés derrière de larges lunettes fumées, avant de déposer ses gants blancs sur la couronne de fleurs représenta­nt le symbole du Jeet kune do, l’art martial fondé par Bruce Lee. Un mythe meurt et renaît à la fois. Ce jour-là, le dragon s’est fait Phénix.

Bruce Lee, “Si tu cognes, je cogne !”, par Jean-pascal Grosso, éd. See-mag, 100 pages, env. 17 €. Disponible sur le site see-mag.fr

Opération Dragon, de Robert Clouse en DVD et Blue-ray chez Warner.

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