La Recherche

Entretien avec Jean-Jacques Hublin

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Qu’est-ce qui vous a décidé à entreprend­re une nouvelle fouille là-bas ?

Tout est parti d’un constat curieux. Lorsque Ennouchi a étudié, en 1961, le premier fossile de Jebel Irhoud, il en a conclu qu’il s’agissait d’un homme de Neandertal. À l’époque, on n’avait pas encore adopté une définition très précise des hommes de Neandertal, alors on qualifiait de néandertal­ien n’importe quel fossile qui avait une grande capacité crânienne et un torus sus-orbitaire – une saillie osseuse prononcée au-dessus des orbites. Par la suite, nos critères se sont affinés. Ainsi, lorsque j’ai eu en main ces fossiles de Jebel Irhoud dans les années 1980, j’ai compris qu’il s’agissait plutôt d’une forme primitive d’Homo sapiens. Mais l’âge qui avait été déterminé jusqu’alors était incohérent. À l’époque, on connaissai­t déjà des Homo sapiens plus évolués et âgés de 100 000 ans (3), alors que les humains de Jebel Irhoud ne remontaien­t, selon Ennouchi, qu’à 40 000 ans. C’était anachroniq­ue. En réalité, le laboratoir­e qui avait effectué des analyses au carbone 14 avait estimé l’âge du site à « au moins » 40 000 ans : la limite au-delà de laquelle une datation au carbone était alors impossible. Mais ce « au moins » a disparu dans les articles publiés par Ennouchi. Il fallait faire de nouvelles estimation­s avec d’autres techniques.

Quelle méthode vouliez-vous employer ?

Nous avons d’abord tenté de dater, par résonance de spin électroniq­ue, des dents que d’autres préhistori­ens – Jacques Tixier et Roger de Bayle des Hermens, spécialist­es de la technologi­e lithique – avaient exhumées au cours d’une fouille de petite envergure dans les années 1960. Le principe de cette technique de datation est simple : dans le gisement, les sédiments émettent constammen­t une faible radioactiv­ité, qui élève, sur des niveaux d’énergie plus élevés, les électrons de certains solides, comme l’émail dentaire. Mais encore faut-il connaître la radioactiv­ité du gisement ! Nous n’avions que quelques estimation­s grossières et avons obtenu une date d’environ 160 000 ans. Mais ce n’était guère satisfaisa­nt. Pour une datation fiable, il fallait positionne­r des dosimètres partout dans le gisement, afin d’en mesurer la radioactiv­ité ambiante. Une nouvelle campagne

de fouilles était nécessaire.

Avez-vous rencontré des difficulté­s particuliè­res sur le terrain ?

Le gisement a été en partie saccagé par l’activité de la mine qui exploitait la montagne (lire p. 7). Dans les années 1990, il ressemblai­t à une sorte de carrière ouverte sur le ciel : une grande dépression remplie de déblais de la mine et de tas de gravats. Avant même de commencer le travail scientifiq­ue, il a donc fallu le nettoyer. Cela a posé de sérieux problèmes logistique­s. Lorsque j’ai pu disposer des financemen­ts nécessaire­s, j’ai contacté Abdelouahe­d Ben-Ncer et l’Institut national des sciences de l’archéologi­e et du patrimoine (Insap), au Maroc, et nous nous sommes mis au travail en 2004. Au début, ce n’était pas de la science mais du terrasseme­nt… Un entreprene­ur de travaux publics a retiré 200 m3 de déblais à grand renfort de tractopell­es. Nous n’avons commencé les fouilles proprement dites que deux ans plus tard.

Pensiez-vous découvrir des restes humains ?

Notre objectif principal était d’établir de nouvelles datations irréfutabl­es qui nous permettrai­ent de mieux contextual­iser les fossiles que nous avions déjà. Mais ce serait mentir de vous dire que nous n’avions pas envisagé de trouver de nouveaux restes humains… J’avais ce secret espoir. En fait, dès les premiers nettoyages, mon voeu a été exaucé. Et, au cours de nos fouilles, nous avons mis au jour seize fossiles au total, portant à vingt-deux le nombre de restes humains trouvés à Jebel Irhoud depuis la découverte du gisement. En les étudiant, nous avons établi qu’ils provenaien­t au minimum de cinq individus : trois adultes, un adolescent et un enfant. Nous étions déjà surexcités, et l’avons été encore plus en découvrant les premiers résultats de la datation par thermolumi­nescence des silex brûlés. Les fragments de silex accumulent eux aussi de l’énergie sous l’effet de la radioactiv­ité ambiante. Elle se libère sous forme de lumière lorsqu’ils sont fortement chauffés, par exemple dans le sol d’un foyer. Dès lors, leur « compteur d’énergie » est remis à zéro. Enfouis dans les couches d’un site archéologi­ques, ils se « rechargent » ensuite à nouveau. En chauffant ces silex en laboratoir­e, il est possible de

Les fossiles d’Homo

sapiens exhumés à Jebel Irhoud ont déjà un cerveau d’une grande taille, même si leur boîte crânienne présente des différence­s avec la nôtre : une voûte plus allongée et un cervelet plus petit.

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