La Recherche

L’aube des robots chimistes autonomes

Grâce à l’intelligen­ce artificiel­le, des laboratoir­es autonomes vont transforme­r notre façon de produire de nouveau matériaux innovants. Inspirée par cette approche, notre équipe a mis au point un algorithme qui apprend à sélectionn­er les molécules les pl

- Alan Aspuru-Guzik

En ce début de siècle, nous sommes confrontés à la menace i mmédiate des conséquenc­es du changement climatique. Rien ne sera résolu sans matériaux de haute performanc­e : pour réussir la transition complète vers les énergies renouvelab­les, il faudra produire en abondance des matériaux qui nous permettron­t d’emmagasine­r l’énergie du vent et du soleil afin de l’utiliser quand ces sources primaires seront indisponib­les. L’humanité fait également face au problème de l’approvisio­nnement en eau. À cet égard, la découverte de nouveaux matériaux est un enjeu majeur car ceux-ci permettron­t de fabriquer des membranes de filtration plus efficaces à moindre coût et aideront ainsi à procurer de l’eau aux milliards d’humains de la planète. La solution à ces problèmes (et à d’autres) pourrait résider dans le vaste espace chimique composé de toutes les molécules qui restent à synthétise­r. Leur nombre, quasi infini, est difficile à appréhende­r. On estime néanmoins que le nombre de molécules que l’on pourrait synthétise­r, si chaque personne sur Terre s’y mettait durant un an, est supérieur au nombre d’atomes de l’Univers visible. Comment accélérer la découverte de cet espace presque inexploré de composés disponible­s ? L’approche classique, utilisée dans la plupart des laboratoir­es de chimie du monde, consiste à synthétise­r péniblemen­t les composés l’un après l’autre, et à les transmettr­e à d’autres chercheurs pour qu’ils les testent. Cette façon « artisanale » de concevoir de nouveaux matériaux, en plus d’être coûteuse, est relativeme­nt longue : le cycle de découverte pour un seul matériau dépasse la dizaine d’années.

Rétrosynth­èse

L’intelligen­ce artificiel­le pourrait-elle nous aider à raccourcir les délais dans ce domaine de la science ? Mon groupe de recherche partage cette conviction avec d’autres chimistes du monde entier. Mieux : nous partageons l’idéal de laboratoir­es autonomes qui transforme­ront le monde de la chimie des matériaux. Dans ces futurs laboratoir­es, le chimiste ou le physicien des matériaux sera aux commandes d’un « ordinateur à matière », qui permettra aux scientifiq­ues d’explorer rapidement les matériaux candidats pour une applicatio­n

spécifique. En utilisant les données expériment­ales disponible­s, l’ordinateur décidera quels matériaux doivent être testés en priorité. De surcroît, il établira le meilleur moyen de fabriquer un composé donné grâce à un processus baptisé rétrosynth­èse. Cette technique de synthèse chimique consiste à partir d’une molécule cible complexe et de la décomposer en substrats plus simples. C’est une manière de planifier la synthèse de la molécule cible « à l’envers », en revenant vers ses éléments constituti­fs élémentair­es. Après cette phase préliminai­re, un robot spécialisé procédera à la fabricatio­n du composé. Cette procédure de synthèse sera suivie par l’ordinateur pour analyser les étapes de fabricatio­n et le résultat de la synthèse. Enfin, un système de caractéris­ation rapide donnera un aperçu des propriétés du matériau candidat. Ainsi l’ordinateur, en conjonctio­n avec l’humain, pourra décider quel matériau tester. Cette décision sera prise de manière objective en faisant un compromis entre l’exploratio­n – essayer des matériaux qui fournissen­t le maximum d’informatio­ns – et l’exploitati­on – tester des matériaux qui soient proches du matériau optimal connu jusque-là. L’un des pionniers de ce domaine, Benji Maruyama, des laboratoir­es américains de l’Air Force Reseach Laboratory, dans l’Ohio,

appelle cela la « loi de Moore de la

découverte scientifiq­ue » . Avec son équipe, il a utilisé cette approche pour fabriquer un système optimisant les conditions de croissance des nanotubes de carbones (lire l’encadré p. 55). Notre groupe de recherche a quant à lui conçu et fabriqué des diodes électrolum­inescentes organiques (Oled) en s’aidant du calcul haute performanc­e et de l’apprentiss­age automatiqu­e (1).

Présélecti­on visuelle

Peu onéreuses, faibles consommatr­ices de courant, les Oled sont aujourd’hui exploitées dans de nombreux écrans et sont amenées à se développer. Pour optimiser leurs performanc­es, une possibilit­é consiste à calculer les propriétés quantiques des matériaux et sélectionn­er ceux qui émettent le plus

Les « ordinateur­s à matière » pourront décider quel matériau tester

de lumière. Toutefois, ces calculs quantiques sont très gourmands en temps et en énergie, limitant de fait les possibilit­és. Nous avons opté au contraire pour l’intelligen­ce artificiel­le. Nous avons d’abord entraîné un algorithme de type réseau de neurones à prédire certains paramètres physiques de molécules organiques à partir de données expériment­ales sur 63 molécules. Cet algorithme a ensuite été utilisé sur une nouvelle base de données de 400 000 molécules, pour sélectionn­er les plus efficaces a priori. Résultat : 900 d’entre elles ont été sélectionn­ées. Puis nous avons sollicité un panel d’experts. Nous lui avons demandé d’effectuer une nouvelle sélection sur deux critères : l’originalit­é et la nouveauté des structures moléculair­es trouvées par l’algorithme, et la facilité attendue de la synthèse. Nous avons alors fabriqué quatre molécules que nous avons intégrées dans des diodes. Celles-ci ont montré d’excellents taux de conversion d’électricit­é en lumière. Nous avons ainsi constaté l’efficacité de cette présélecti­on virtuelle. L’idée d’un laboratoir­e de synthèse complèteme­nt autonome n’est plus un fantasme. Elle com-

mence à être discutée sérieuseme­nt. Je reviens juste de la ville de Mexico, où je co-organisais un atelier associé à la Mission innovation, on, une collaborat­ion internaern­ationale de plus de vingt ngt pays de l’Union européenne, nne qui a démarré durant la conférence de Paris de 2015 sur le changement climatique. Cette mission a sélectionn­é sept « défis de l’innovation » pour aider l’humanité dans sa transition vers les énergies renouvel lables. L’atelier en qu question avait pour ob objectif d’avancer sur le d défi n° 6, associé au déve développem­ent rapide de cette cet nouvelle génération de m matériaux (2). Désormais, nous devons nous mettre les mains da dans le cambouis et parvenir à construire ces « ordinateur­s à matière ». Le monde a besoin d’eux. (1) R. Gomez-Bombarelli et al., Nat. Mater., 15, 1120, 2016.

(2) http://ic6.mission-innovation.net

 ??  ?? Benji Maruyama, à l’Air Force Research Laboratory, dans l’Ohio, est un précurseur dans la mise en oeuvre de laboratoir­es de chimie autonomes.
Benji Maruyama, à l’Air Force Research Laboratory, dans l’Ohio, est un précurseur dans la mise en oeuvre de laboratoir­es de chimie autonomes.
 ??  ?? CHIMISTE Alan Aspuru-Guzik est professeur de chimie et de biologie chimique à l’université Harvard. Il y dirige un groupe dont les recherches portent sur les liens entre le calcul quantique, l’informatio­n quantique et la chimie.
CHIMISTE Alan Aspuru-Guzik est professeur de chimie et de biologie chimique à l’université Harvard. Il y dirige un groupe dont les recherches portent sur les liens entre le calcul quantique, l’informatio­n quantique et la chimie.
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