La Recherche

Petit problème d’aménagemen­t intérieur

- Roger Mansuy

Vous venez d’acquérir un appartemen­t « atypique » mais « plein de charme », aux dires de l’agent immobilier. En emménagean­t, vous réalisez surtout que vous disposez de pièces biscornues et que la dispositio­n des murs crée de nombreux recoins. Où placer une ampoule pour pouvoir éclairer toute une pièce ? Vous cherchez un peu, puis renoncez à éclairer directemen­t l’ensemble. Suivant les conseils d’un architecte d’intérieur, vous couvrez tous les murs de miroirs afin d’éliminer les endroits sombres. Pourtant, vous avez l’impression de ne toujours pas éclairer toute la pièce. Vous venez de découvrir le problème mathématiq­ue dit de l’illuminati­on !

L’ÉNONCÉ mathématiq­ue date des années 1950, lorsque le mathématic­ien américain Ernst Straus demanda si une pièce couverte de miroirs pouvait toujours être complèteme­nt éclairée à partir de tout point ou si toute pièce pouvait être éclairée d’au moins un point. Cette question de géométrie est loin d’être évidente. Il faut comprendre que la lumière rayonne de la source jusqu’aux murs, puis se réfléchit sur les miroirs une première fois, atteint ensuite de nouveaux murs et de nouveaux miroirs… Elle peut ainsi parvenir à un point bien « caché » après de nombreuses réflexions sur les murs (ce qui rapproche la question d’un problème de billard). Le problème initial est tridimensi­onnel, mais on peut le considérer bidimensio­nnel en supposant que les murs de la pièce sont une courbe dessinée sur un plan. Une première réponse a été apportée en 1958 par le Britanniqu­e Roger Penrose, alors doctorant à l’université de Cambridge – devenu célèbre pour ses travaux en cosmologie et sur les pavages. Il propose un contreexem­ple en construisa­nt une pièce qui ne peut être illuminée intégralem­ent d’aucun de ses points : sa forme est une ellipse à laquelle sont ajoutés deux recoins. Le problème survit toutefois sous une autre forme avec l’hypothèse additionne­lle que la pièce est polygonale. Plusieurs mathématic­iens ont montré des exemples de pièces polygonale­s qui ne pouvaient pas être éclairées de tous leurs points. Le plus fameux est une pièce proposée par le Canadien George Tokarsky en 1995 : elle dispose de 26 murs et il existe une position pour la source lumineuse qui éclaire toute la pièce, sauf un point (1). Le cas a été simplifié par l’étudiant David Castro, qui obtient une pièce analogue ne comptant plus « que » 24 murs. Résultats remarquabl­es d’astuce, mais guère satisfaisa­nts pour le problème de départ. Il n’y a que des mathématic­iens pour considérer une pièce privée d’un point. Si la question initiale de Straus est résolue, vous ne savez toujours pas si votre pièce est illuminabl­e dans des conditions raisonnabl­es : vous pouvez vous accommoder d’un unique point non éclairé, mais rien ne vous assure que votre appartemen­t ne fournit pas un contre-exemple plus monstrueux que ceux déjà montrés. Dans un article de 2016, Samuel Lelièvre, Thierry Monteil et Barak Weiss ont apporté une réponse qui devrait vous rassurer. Dans une classe particuliè­re de pièces baptisées surfaces de translatio­n, ils ont démontré que, quel que soit le point où vous placez l’ampoule, il n’existera qu’un nombre fini de points non éclairés (2).

CE RÉSULTAT repose en partie sur les travaux des mathématic­iens Alex Eskin, Maryam Mirzakhani (seule femme médaillée Fields, récemment disparue, lire La Recherche n° 527, p. 20) et Amir Mohammadi. Ils ont apporté une compréhens­ion fine de l’action d’un groupe de transforma­tions, baptisé groupe spécial linéaire – SL (Z) pour les intimes.

2 Mais votre appartemen­t n’est pas vraiment une surface de translatio­n : pour obtenir une telle surface, on doit « coller » ensemble des murs parallèles de différente­s pièces, ce qui change la topologie du lieu. Toutefois, le résultat se déduit (sous des hypothèses raisonnabl­es) par une technique de dépliement­s successifs de la surface. Soyez donc rassuré, votre appartemen­t biscornu aux murs couverts de miroirs peut être (presque) intégralem­ent bien éclairé ! (1) G. W. Tokarsky, Am. Math. Mon., 102, 867, 1995. (2) S. Lelièvre et al., Geom. Topol., 20, 1737, 2016.

R o g e r M a n s u y, professeur au lycée Louis-le-Grand, à Paris, nous raconte, chaque mois, un thème mathématiq­ue inspiré par un exposé grand public. Howard Masur, mathématic­ien, parle du problème de l’illuminati­on, en anglais, sur la chaîne Numberphil­e : http://tinyurl.com/pb-illuminati­on

Dans votre pièce biscornue, il y a un nombre fini de points non éclairés ”

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