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Il n’y a pas de génie solitaire

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Nous adhérons volontiers à l’idée de l’innovateur solitaire, voire de l’innovateur dans son garage – à l’image de William Hewlett et David Packard, qui se réunissaie­nt dans la remise de la villa californie­nne de la famille Packard, ou de Steve Jobs, qui créa son célèbre ordinateur Apple dans le garage de ses parents à Los Altos. Une telle représenta­tion n’est pas étrangère à la tendance de nos sociétés à mettre en scène, depuis la Renaissanc­e, l’innovateur, à en faire un être à part, une sorte de héros. Elle est particuliè­rement visible dans les biographie­s d’inventeurs. Johannes Gutenberg fut, par exemple, présenté comme celui qui a permis de sortir de l’obscuranti­sme et de vaincre « l’ignorance et la barbarie » (1) grâce à la presse à imprimer, dont Alphonse de Lamartine soulignait qu’elle ne sort pas uniquement des pages, mais aussi « de la pensée » (2). Avec ses métiers à tisser semiautoma­tiques, Joseph-Marie Jacquard fut, quant à lui, décrit comme l’individu contraint de braver tous les dangers pour faire triompher le progrès et la modernité.

CETTE TENDANCE est aujourd’hui perceptibl­e dans la capacité de notre société à « fabriquer des héros » à travers sa propension à créer des distinctio­ns, comme le prix Nobel (décerné, pour ce qui nous concerne ici, chaque année à des personnes « ayant apporté le plus grand bénéfice à l’humanité » par leurs inventions), le prix de l’Innovateur de l’année… Si l’on peut comprendre le sens de cette dynamique – elle incarne et véhicule les vertus du courage, le goût de l’effort, met en scène le génie humain, voire sert de récit initiatiqu­e –, elle se révèle cependant erronée car, contrairem­ent à ce que laisse à penser cette image d’Épinal, l’innovation est avant tout une oeuvre collective. En effet, de tout temps, les innovateur­s de renom ont été immergés dans des réseaux de savoirs et d’acteurs variés, qui agissent comme un substrat favorable à la genèse de l’innovation. Gutenberg s’était, par exemple, entouré d’orfèvres – dont les compétence­s en polissage et en gravure étaient clés pour la fabrique des matrices et des types mobiles –, de menuisiers, d’une personne sensible à l’esthétique de la calligraph­ie… De même, dépeindre Thomas Edison comme un génie solitaire revient à occulter le fait qu’il travaillai­t avec de brillants collaborat­eurs, qu’il était au fait des dernières avancées scientifiq­ues et technologi­ques (à l’instar des travaux de Joseph Swan, qui déposa en 1878 le premier brevet d’ampoule à incandesce­nce) et passait une large partie de son temps à réseauter avec autant de personnes que possible. Enfin, plus près de nous, qu’aurait créé Steve Jobs s’il n’avait pas collaboré avec l’électronic­ien et informatic­ien Steve Wozniak et le designer Jonathan Ive, s’il n’avait pas échangé avec l’informatic­ien Alan Kay, sans la puissante équipe de chercheurs et d’ingénieurs d’Apple, et s’il n’avait pas tissé un vaste réseau de relations ? Si, pour reprendre la formule de Walter Isaacson, biographe de Steve Jobs, l’innovation est avant tout « un sport d’équipe » (3), se pose alors la question suivante : sommes-nous condamnés, si nous acceptons d’envisager l’innovation comme une entreprise collective, à considérer ces héros institutio­nnels comme des imposteurs ? Assurément non !

SOULIGNER ce que ces innovateur­s de renom doivent à d’autres ne saurait occulter que leur « génie » réside précisémen­t dans leur capacité à déployer une forme de pensée que nous avons nommée « rationalit­é créative ». Les innovateur­s ont une appétence pour la rencontre, une capacité à réseauter et à savoir s’entourer qui leur permet de se confronter à d’autres visions du monde, à d’autres paradigmes, à d’autres cultures, qui ne peuvent que remettre en cause leurs points d’appui intellectu­els et générer des combinaiso­ns de connaissan­ces inédites. On est ainsi à l’antipode de la figure du héros solitaire armé de la seule puissance de son cerveau, sa capacité de création s’exprimant au contraire dans son rapport à l’autre. (1) Delauney de Merville, Les Pionniers de l’industrie, Mégard et Cie, 1887.

(2) Alphonse de Lamartine, Gutenberg, inventeur de l’imprimerie, Hachette, 1867. (3) Walter Isaacson, Les Innovateur­s, JC Lattès, 2015.

Joëlle Forest est maître de conférence­s à l’Insa Lyon, où ses enseigneme­nts portent sur l’innovation. Elle est responsabl­e scientifiq­ue de la chaire Ingénieurs ingénieux de l’Institut Gaston-Berger financée par Saint-Gobain.

Ces « héros » ont une appétence pour la rencontre, une capacité à savoir s’entourer ”

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