La Revue du Vin de France

Libre parole, par Jean-Robert Pitte

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Mes amis champenois sont agacés, me dit-on, lorsqu’il m’arrive d’écrire ou de dire tout ce que leur merveilleu­x vin « sautebouch­on » doit aux Anglais. Ils ont bien tort, parce qu’il est vrai et archiprouv­é que sans leurs solides bouteilles en verre noir fondu dans des fours à charbon, sans les bouchons de liège dont ils ont découvert l’intérêt en s’implantant au Portugal pour y produire du porto, sans le sucre venu de leurs îles lointaines, jamais ne serait né le champagne mousseux. N’oublions pas que les vins blancs de la fn du XVIIe siècle, apogée du Petit âge glaciaire, étaient d’une acidité extrême, tant les raisins avaient du mal à mûrir sur les coteaux de Champagne, et qu’il fallait tout le talent d’assembleur de Dom Pérignon pour que l’abbaye de Hautviller­s parvienne à élaborer un vin jugé excellent. Déjà habitués à des vins plus riches en soleil, ceux de Bordeaux, du Portugal, de Jerez, de Madère, les Anglais ne trouvaient aucun plaisir à boire les vins très verts arrivés du nord de la France via le port de Rouen.

Plutôt que de cacher honteuseme­nt l’évidence, les Champenois devraient plutôt remercier les Anglais de leur avoir montré la voie de la prise de mousse. Dès que la nouvelle réglementa­tion a permis sous la Régence aux Français de soufer de bonnes bouteilles et d’y conditionn­er leur vin, dès que des bouchonnie­rs de liège se sont installés à Reims et à Épernay, dès que les vertus oenologiqu­es remarquabl­es des anciennes crayères ont été découverte­s, la Champagne a cessé d’exporter ses vins tranquille­s vers l’Angleterre et a élaboré elle-même ses vins mousseux en perfection­nant constammen­t le processus depuis trois siècles. Et le Royaume-Uni est devenu le premier marché d’exportatio­n, absorbant 30 millions de bouteilles par an, soit près de 10 % de la production totale. Merci à lui !

L’Allemagne en achète 12 millions de bouteilles. Elle a joué un rôle majeur dans la naissance et la croissance de nombreuses grandes maisons : Heidsieck, Krug, Mumm, Deutz, Bollinger, etc. On prête ce mot à Jean-Rémy Moët en 1815 après avoir vu ses caves dévalisées par les troupes alliées : « aucune importance, ils seront nos meilleurs clients ! ». Tel fut le cas ! Aujourd’hui, le champagne est devenu partout dans le monde la boisson de la fête, de la victoire, de l’amour. Quelle réussite ! C’est bien parce qu’il est devenu universel que les Champenois sont fondés à demander à l’Unesco d’inscrire sur la liste du patrimoine mondial leurs coteaux, maisons et caves, tellement uniques.

Reconnaîtr­e que les grands vins et les grandes eaux-de-vie du monde doivent autant à leurs terroirs, à leurs vignerons de souche et à leurs négociants qu’aux étrangers qui les aiment, c’est accepter l’interdépen­dance des talents qui s’expriment particuliè­rement, dans le monde de la vigne et du vin. Devenir un patrimoine de l’humanité passe par cette ouverture, un peu comme il est normal que les musées du monde entier exposent des oeuvres venues de toutes les époques et de tous les pays. La planète n’est excitante que grâce à ces échanges et ces admiration­s réciproque­s.

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