La Revue du Vin de France

Christophe Navarre : « Le champagne doit être plus créatif »

Depuis 2001, ce Belge de 56 ans bluffe Bernard Arnault. Président conquérant du groupe Moët Hennessy, il analyse les défis qui attendent le champagne et les grands vins sur le marché mondial.

- Propos recueillis par Denis Saverot, Antoine Gerbelle et Nicolas de Rabaudy, photos de Léo-Paul Ridet/Hans Lucas

La Revue du vin de France : Nous débutons cet entretien avec un vin blanc de Nouvelle-Zélande, Cloudy Bay. Pourquoi ce choix ? Christophe Navarre : Le sauvignon blanc confère à ce vin un joli fruité, de la fraîcheur, des arômes gourmands de pamplemous­se, d’agrumes que l’on retrouve à chaque vendange. Cloudy Bay n’en refète pas moins la nature sauvage de ces nouveaux territoire­s, tout en restant désaltéran­t et minéral. Idéal pour lancer la conversati­on. La RVF : Qu’est-ce qui distingue le groupe Moët Hennessy de ses concurrent­s ? C. N. : C’est la grande société de vins et spiritueux de luxe dans le monde actuel, dotée d’un portefeuil­le de marques conséquent, à commencer par le champagne qui rassemble plusieurs maisons autonomes : Moët & Chandon, Dom Pérignon, Veuve Clicquot, Ruinart la plus ancienne (1729), Mercier et Krug, un joyau des coteaux. Chaque marque possède son équipe, son président, son chef de cave, ses oenologues, ses vignerons, ses approvisio­nnements. Toutes sont portées par un passé, une histoire, comme par exemple l’amitié que Napoléon avait pour Claude Moët. La RVF : En Champagne, Moët & Chandon fait figure de géant, avec plus de 30 millions de bouteilles par an… C. N. : Le groupe ne contrôle que 19 % des parts de marché du champagne et, grosso modo, 19 % des approvisio­nnements en raisin. La première marque en volume reste Moët & Chandon, la grande maison d’Épernay, leader incontesté et champion de l’export, suivie de Veuve Clicquot. Mais nous ne donnons pas de chifres, comme cela, on ne change pas d’avis. La RVF : Et Dom Pérignon ? C. N. : La marque née à l’abbaye d’Hautviller­s est la première des cuvées de prestige. Les vins sont façonnés par Richard Geofroy, un oenologue extraordin­aire, un poète, un artiste de la dégustatio­n dont les millésimes livrent de vraies émotions. La RVF : Quelle est sa tâche précisémen­t ? C. N. : Comme tous les chefs de cave de nos maisons, Richard Geofroy sait gérer l’amont, autrement dit la qualité et les volumes d’approvisio­nnement, et aussi l’aval, la mise en marché de nos vins, leur image et la promotion. Maîtriser cette double équation est fondamenta­l : avoir la qualité sans l’image ou l’image sans la qualité ne sert à rien. Richard sait aussi parler aux chefs de cuisine au Japon, à Londres, à Pékin et défnir avec eux de pertinents accords mets et millésimes de la marque. On est là au-delà du commerce. La RVF : Et la rareté ? Dom Pérignon, jadis, était proposé au milieu de caisses panachées. Aujourd’hui, on en trouve autant qu’on le souhaite…

L’important est d’être copié, mais jamais égalé

C. N. : Dom Pérignon réclame des raisins issus de grands crus et neuf ans de vieillisse­ment en cave, ça ne se fait pas en trois minutes ! C’est vrai, on peut aujourd’hui acheter du Dom Pérignon à l’unité ou par caisse de six bouteilles. D’autres cuvées sont plus rares, comme la P2 mise au point par Richard Geofroy. Il s’agit d’un millésime 1998 dégorgé récemment, mis sur le marché dans sa deuxième plénitude, d’où son nom. Cette bouteille m’a épaté. La RVF : Le boom des sparkling wines en Italie, en Espagne, aux États-Unis menace-t-il le champagne ? C. N. : Un mouvement mondial existe vers les spumante, les prosecco, les cava, mais nous y contribuon­s avec notre marque Chandon… Ce clin d’oeil mis à part, la concurrenc­e est saine. En Champagne, on a la chance d’avoir une appellatio­n protégée : le champagne ne peut naître qu’en France, dans une zone délimitée par la loi. D’où vient l’idée qu’il faudrait empêcher les autres de faire des choses parce qu’ils pourraient nous faire de l’ombre ? L’important est d’être copié, mais jamais égalé. À nous d’être bons. C’est pour cela que je ne parle pas de champagne mais de nos marques, Moët & Chandon, Dom Pérignon, Krug, Ruinart. Leur travail : faire du bon champagne mais aussi construire une image, afrmer une histoire et une identité pour être plus désirables. La RVF : L’accent mis sur les marques a des conséquenc­es : en Inde, en 2015, on sait ce qu’est Moët, beaucoup moins ce qu’est un champagne… C. N. : En tant que leader, nous efectuons un travail d’ambassadeu­r du champagne dans le monde. Nous expliquons partout qui nous sommes, mais aussi la compositio­n des bruts, les cépages, les vignes, les vendanges, la champagnis­ation… Nous faisons déguster les vins, par exemple en Chine où nous ouvrons le marché en direction des femmes. Mais on ne peut pas se contenter de faire la promotion du champagne. Les marques doivent être créatives. Dans le monde, la part du champagne diminue au sein de la famille des vins et spiritueux. La vodka, la tequila, les alcools bruns, les crofts, c’est-à-dire les alcools artisanaux, sont beaucoup plus innovants en communicat­ion, en packaging, que l’univers du champagne. Il ne faut pas se laisser distancer. Pour cela, Moët a créé Ice Impérial, un champagne suave, sophistiqu­é servi dans des grands verres, le fameux champagne piscine de Saint-Tropez, du Brésil, de Floride. Et le Brut Impérial va lui aussi innover en 2015, pour créer du désir. La RVF : À Noël, Carrefour vendait des champagnes à moins de 10 €. Qu’en pensez-vous ? C. N. : Cela me rend triste, mais ce n’est pas nouveau. Vous connaissez le coût d’un kilo de raisin en Champagne (7 euros le kilo de chardonnay dans les grands crus, ndlr). Abaisser le prix des bruts de la sorte afecte l’appellatio­n, notre bien commun. Imaginez que des Chinois découvrent des champagnes à 8 euros en venant en France : on ruinerait le travail d’image accompli en Asie. Jamais une marque comme Dom Pérignon n’entrera dans une bataille de prix. La RVF : Justement, comment fixez-vous les prix ? C. N. : Dans nos maisons, nous recherchon­s d’abord la meilleure qualité, puis la meilleure image. Le prix et le résultat fnancier découlent de cela, mais dans un second temps. Fixer le prix est parfois un art. Chez Hennessy, nous avons mis en vente une carafe de cognac d’exception à 40 000 euros. Est-ce le bon prix ? Il s’agit d’une rareté absolue, il n’en existe pas cent, ce cognac a une histoire unique… En réalité, cette carafe n’a pas de prix, mais nous l’avons pourtant fixé. On aurait pu demander 10 000 euros de plus, sans doute pas 10 000 euros de moins, ce serait du gâchis. Des collection­neurs nous la réclament. La RVF : Songez-vous à prendre des parts dans d’autres maisons de Champagne pour trouver de nouveaux raisins ? Il se dit que Duval-Leroy vous intéresse... C. N. : Carole Duval, propriétai­re de la marque de Vertus, avec ses trois fls, qui est belge comme moi, est une grande dame dont je respecte l’engagement. Certes, nous sommes concurrent­s, mais cela n’afecte pas notre bonne entente. La RVF : Mais envisagez-vous une alliance avec elle ? C. N. : Non, non. Enfn, demandezlu­i… Elle sera probableme­nt surprise ! La RVF : Comment organisez-vous le développem­ent mondial d’une marque comme Chandon ? C. N. : Chandon est une histoire forte. Sous cette marque, partant de notre savoir-faire en matière de bulles, nous avons créé des vins de vive pétillance au Brésil, en Argentine, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Californie. Plus récemment, nous avons lancé le Chandon Chine, et nous travaillon­s au lancement du Chandon Inde, au nord de Mumbai. Dans tous ces pays, l’image, la tradition française, cette idée de la civilisati­on du savoir boire, nous aident à faire vivre ces vins. La RVF : Moët Hennessy gère une gamme d’eaux-de-vie de multiples origines. Pouvez-vous les évoquer ? C. N. : Au rayon des eaux-de-vie de vins, nous sommes leader grâce au cognac Hennessy, une marque multisécul­aire, présente partout sur la planète avec 44 % de parts de marché. La maison ancestrale fêtera ses 250 ans en 2015, avec sept génération­s de maîtres de chai,

Faire la promotion du champagne ne suffit pas

les Fillioux, une remarquabl­e continuité. Les marques doivent traverser le temps en demeurant contempora­ines, voilà la clef. La RVF : Le pilotage de toutes ces marques de vins et d’eaux-de-vie suit une ligne directrice, laquelle ? C. N. : Il faut bien voir que Moët Hennessy est conçu comme une fédération d’entreprise­s et d’entreprene­urs animés par la passion de la qualité et une exigence de distributi­on. Il y a des lieux névralgiqu­es où nous devons être présents, des produits majeurs que nous devons maîtriser. Par exemple les whiskies, avec Glenmorang­ie, au nord des Highlands ou Ardbeg, un simple malt de l’île d’Islay. Citons Belvedere, notre vodka polonaise en magnum et à base d’une eau pure à 100 %, qui sera la nouvelle vodka de James Bond dans Spectre. En Chine, nous avons racheté un vénérable baijiu, une eau-de-vie traditionn­elle à base de céréales, qui date du XIIIe siècle : c’est désormais la plus ancienne maison de Moët Hennessy ! Côté vins, hors de l’Hexagone, nous avons prolongé l’aventure assez ancienne d’Estate & Wines lancée avec Xavier Ybargüengo­itia, aujourd’hui dirigée par Jean-Guillaume Prats. Il s’agit d’un ensemble de vins tranquille­s et aussi de vins efervescen­ts, la plupart sous la marque Chandon. Au total, nous possédons onze single vineyards disséminés autour du monde comme par exemple en Argentine Las Terrazas de los Andes, notre marque phare et Cheval des Andes, notre domaine icône. La RVF : Vous faites aussi des vins rouges en Chine ? C. N. : Oui, c’est le projet Shangri-La, dans la province du Yunnan, près de la frontière du Vietnam. J’y suis allé, c’est Tintin au Tibet : nous sommes à 3 500 mètres d’altitude, il faut huit heures de Jeep à travers cols, glaciers, vallées profondes pour y arriver. Les vignes sont plantées, la winery est opérationn­elle. Et comme la climatolog­ie, du fait de l’altitude, rappelle celle de Bordeaux, on

Vodka et whisky sont des produits majeurs

y a planté des cabernet-sauvignon et francs et des merlots. Il y avait dans cette province une culture du vin, c’est important. La RVF : Quelle est la mission du Girondin Jean-Guillaume Prats, ex-directeur du château Cos d’Estournel ? C. N. : Jean-Guillaume a d’abord mis de l’ordre dans nos étiquettes, nous en avions sans doute un peu trop. Mais il s’impose aussi et surtout comme un homme d’expérience du vin, un expert en oenologie, un profl très précieux pour le groupe. La RVF : À l’aéroport de Roissy, cet automne, vous avez ouvert un magasin de vins et d’eaux-de-vie Moët Hennessy. Est-ce le début d’une chaîne ? C. N. : Dans cette boutique pilote décorée par Jean-Michel Wilmotte, des facons et magnums, des vintages exceptionn­els, Dom Pérignon, Krug, Clicquot, les facons et carafes d’Hennessy sont mis en lumière, expliqués aux clients, comme par exemple le P2. En retour, ceux-ci nous apprennent beaucoup. Le marketing ne fait pas tout, il faut rester au contact. Il n’est donc pas impossible que nous ouvrions d’autres boutiques dans le monde. La RVF : Et le boom des rosés de Provence ? On a lu que vous vous intéressie­z au domaine Minuty… C. N. : Nous avons démenti, même s’il existe un engouement pour le rosé sur la Côte d’Azur, en France et au-delà. L’été crée le goût pour le vin à la robe rose ou plus colorée. Mais notre métier d’origine, c’est le champagne et le rosé à bulles des coteaux pentus recèle un potentiel prometteur. En matière de rosé, c’est notre priorité. La RVF : Un cru classé en 1855, cela vous tente ? C. N. : Nous n’avons pas de projets d’acquisitio­n dans le Bordelais. Mais là encore, les opportunit­és sont déterminan­tes. La RVF : En Sauternais, les vins se vendent mal… C. N. : Les vendanges complexes, l’attente énigmatiqu­e du botrytis cinerea, l’absence de vin dans les années médiocres, tout ce travail minutieux mérite un coup de chapeau, je le vois bien à Yquem. Mais les grands amateurs, les collection­neurs, cela ne suft pas. Il faut aller vers le consommate­ur et lui conseiller d’acheter deux bouteilles : l’une à partager sans tarder et l’autre à conserver en cave. La RVF : Vous venez d’acquérir le Clos des Lambrays, un grand cru de Morey-Saint-Denis. Est-ce le début de la saga bourguigno­nne de Moët Hennessy ? C. N. : Dans un vignoble aussi recherché, les opportunit­és font loi. Mais on a voulu entrer en Bourgogne comme des Bourguigno­ns. Au régisseur Tierry Brouin, mémoire de ce vignoble de dix hectares d’un seul tenant, j’ai dit : « On continue comme avant » . Ce clos superbe, bien exposé, donne des millésimes qui s’afnent avec le temps : le 1999 que nous dégustons est un pinot noir magnifque, il ne manque ici qu’un lièvre à la royale ! Au Clos, rien ne nous presse, il faut être à l’écoute du grand vin de Bourgogne. Pas question ici de marketing, c’est de la haute couture.

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LA CHINE. Christophe Navarre pilote l’essor de Chandon dans ces deux pays continents.
L’INDE APRÈS LA CHINE. Christophe Navarre pilote l’essor de Chandon dans ces deux pays continents.
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À L’ÉCOUTE DU GRAND VIN DE BOURGOGNE. « Au domaine des Lambrays, j’ai demandé à Thierry Brouin de continuer comme avant. »

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