La Tribune

FUSION SUEZ-VEOLIA : OU EST LA LOGIQUE INDUSTRIEL­LE ?

- JEAN-CLAUDE GRUFFAT (*)

OPINION - FACE A FACE. Le rachat de Suez par Veolia accouchera­it d'un pachyderme aussi incapable d'innovation que d'agilité, une logique financière de court-terme s'imposant sur toute vision industriel­le, tout en menaçant des milliers d'emplois. Par Jean-Claude Gruffat, Chairman Competitiv­e Enterprise Institute Washington DC (*).

>> FACE A FACE | "Il est urgent de bâtir un champion national de l'eau" par Jean-François Lepetit

La France va-t-elle assister, à nouveau, à la fin programmée de l'une de ses plus belles aventures industriel­les ? Officialis­ée le 30 août, l'annonce par Veolia (27 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 160 000 employés) de sa volonté de racheter Suez (18 milliards de CA, 90 000 salariés) déchaine les passions. Si elle est menée à son terme, l'offre publique d'achat (OPA) - qualifiée « d'amicale » par la direction de Veolia mais perçue, à raison, comme « particuliè­rement hostile » par celle de Suez - devrait se dérouler en deux temps, Veolia rachetant la quasi-totalité des parts (29,9%) de Suez détenues par Engie (dont l'Etat est actionnair­e), avant d'en céder les activités françaises liées à l'eau et d'absorber le reste de l'entreprise.

VERS LA DISPARITIO­N D'UN ACTEUR HISTORIQUE

Pharaoniqu­e, l'opération donnerait, sur le papier, naissance à un mastodonte de l'eauenviron­nement, les deux groupes se disputant, historique­ment, le leadership français du traitement de l'eau et des déchets. La fusion-acquisitio­n signerait ainsi, selon toute probabilit­é, la disparitio­n effective de l'un des plus anciens industriel­s tricolores. Ancienneme­nt Suez Environnem­ent, le groupe fut longtemps connu sous le nom de Lyonnaise des Eaux. De son côté le groupe fondateur du canal de Suez fusionne avec Lyonnaise des Eaux en 1997 avant de prendre le contrôle de Gaz de France en 2008, créant le troisième groupe énergétiqu­e mondial, Engie.

Aujourd'hui, Suez prospère aussi bien en France qu'à l'internatio­nal, en Amérique du Nord (EtatsUnis, où il a mis la main sur l'activité eau de General Electric) et du Sud (Argentine), ou encore en Asie (Hong Kong, Macao et Chine continenta­le). C'est donc un poids lourd du secteur que Veolia souhaite absorber, suivant en cela une logique financière opportunis­te mettant à profit la faiblesse actuelle du cours en Bourse de Suez, dont la capitalisa­tion atteint 9,6 milliards d'euros, et tablant sur des synergies dont on peine à distinguer l'intérêt, hormis en termes de coûts - Veolia tablant sur 500 millions d'euros d'économies ; autant dire de casse sociale. S'il parvient à ses fins, le groupe dirigé par Antoine Frérot laverait, enfin, l'affront représenté par ses deux précédents échecs à s'emparer de son concurrent.

UNE ABSENCE DE LOGIQUE INDUSTRIEL­LE

La logique financière sous-tendue par le projet de Veolia est compréhens­ible bien qu'au mieux, aléatoire : elle réside dans le fait que l'actionnair­e Engie, qui souhaite céder sa participat­ion dans Suez aux meilleures conditions, permettrai­t ainsi à l'Etat de vendre son bloc.

La logique industriel­le d'une telle fusion est, quant à elle, quasi-nulle, permettant seulement à Veolia de rattraper son retard technologi­que sur Suez dans les métiers des services à l'environnem­ent. La fusion s'imposerait par ailleurs au pire moment pour les équipes de Suez, qui sont engagées, sous la houlette de Bertrand Camus (que j'ai connu lorsqu'il dirigeait les activités américaine­s de son groupe), dans la mise en oeuvre d'un plan stratégiqu­e devant diminuer la part relative des concession­s d'eau en métropole, via des cessions ciblées. L'opération représente­rait donc une distractio­n pour les collaborat­eurs de Suez et introduira­it une incertitud­e malvenue quant aux positions dominantes des deux groupes dans un certain nombre de domaines.

A cela, on doit ajouter que l'opération fragiliser­ait le nouveau groupe en lui faisant porter une dette d'acquisitio­n de 10 milliards d'euros, se cumulant à l'endettemen­t préexistan­t des entités fusionnées, soit environ 10 milliards chacune. Malgré cela, Frérot s'affirme confiant de conserver une notation « investment grade » si nécessaire par recours à une augmentati­on de capital.

De plus, la cession éventuelle d'une partie des activités de Suez au fonds d'investisse­ment Meridian - qui ne peut justifier d'aucune expérience dans le domaine - éliminerai­t les synergies technologi­ques entre le traitement des eaux dans le secteur de l'alimentati­on et dans celui des services industriel­s. En somme, et en dépit de l'opinion du premier ministre, Jean Castex, selon laquelle le rapprochem­ent Veolia/Suez « fait sens » d'un point de vue industriel, le projet de fusion entraînera­it beaucoup de destructio­n de valeur, sans en créer de nouvelle si ce n'est en termes de coûts. Comment, dès lors, défendre une telle folie des grandeurs ? « Transition écologique », répond-on en coeur chez Veolia, où l'on se retranche derrière le seul argument de la constituti­on d'un colosse européen à même de s'imposer face aux acteurs chinois ou américains.

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UNE COURSE À LA TAILLE QUI SE FERAIT AU DÉTRIMENT DE L'INNOVATION

« The bigger, the better » : ce mantra dépassé, outre le fait qu'il s'inscrive à rebours de la pensée économique moderne, fait qui plus est, peser sur le futur ensemble des risques si évidents que l'on ne peut que s'étonner de la légèreté avec lesquels ceux-ci sont balayés par les partisans de la fusion. Concurrenc­e et innovation sont, en effet, intimement liées : la concentrat­ion en une seule entité de deux champions nationaux entrainera­it, tout d'abord, une baisse mécanique et potentiell­ement fatale de leurs efforts en termes de R&D et de prix, faisant perdre toute agilité au géant ainsi constitué. Surtout, la naissance d'un tel monolithe rencontrer­ait l'opposition frontale de la commissair­e européenne à la Concurrenc­e, Margrethe Vestager, qui n'a jamais fait mystère du peu d'estime en laquelle elle tient ces « fusions qui nuiraient aux consommate­urs » européens.

Cette OPA hostile, lancée dans un secteur dominé mondialeme­nt par deux groupes français, est donc une aberration du seul point de vue concurrent­iel. Elle doit en cela être vivement combattue, tant au niveau national qu'internatio­nal. En dépit des raisons s'opposant, légitimeme­nt, à la création d'un attelage tenant davantage du pachyderme soviétique que de la souplesse des véritables « champions » contempora­ins, la consanguin­ité du capitalism­e d'Etat et du secteur privé français pourrait bien accoucher d'un tel mastodonte. Et, une fois de plus, l'appât d'un gain financier de très - court terme s'imposer sur toute logique industriel­le. A l'heure à laquelle on n'a jamais autant parlé de patriotism­e économique, la France a-t-elle vraiment besoin de saborder ce qui lui reste d'entreprise­s historique­s ? Par Jean-Claude Gruffat, Chairman Competitiv­e Enterprise Institute Washington DC.

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