Il y a quarante ans, le « Blaireau » sort de sa tanière…
En 1978, Bernard Hinault, alors âgé de 24 ans, remporte le Tour dès sa première participation. Comme Jacques Anquetil et Eddy Merckx avant lui qu’il égalera en 1985 (cinq victoires).
Bernard Thévenet est le tenant du titre, mais le Bourguignon se trouve déjà sur une pente déclinante. Lors de l’hiver qui a suivi sa seconde victoire en 1977, il est hospitalisé pour des problèmes de foie. Au Tour 1978, il abandonne dès la deuxième étape de montagne, dans l’ascension du Tourmalet. Il a perdu la santé, alors que son jeune successeur, un Bernard lui aussi, pète le feu ! Il s’appelle Hinault, et si on commence à le désigner sous les traits d’un animal « le Blaireau » (massif, pattes robustes, solitaire qui vit en groupe), au sein de l’équipe Renault- Gitane, ce surnom n’a pas encore gagné les rangs du grand public. En 1977, le Breton a remporté le Critérium du Dauphiné libéré, mais son directeur sportif Cyrille Guimard ne veut pas encore le lancer dans le Tour afin d’éviter de le « cramer ». Ce sera pour l’année suivante et pour le gagner à sa première participation, à 24 ans. Eddy Merckx a pris sa retraite au printemps 1978, et c’est mieux ainsi que l’immense champion arrivé au bout de sa longue route n’ait pas à croiser son fougueux héritier. Au départ de Leiden, aux Pays-Bas, Hinault est cité parmi les trois favoris avec Hennie Kuiper et Michel Pollentier. Sur ses routes nationales, Jan Raas confisque le prologue et la 1re étape. Le coureur à lunettes et ses redoutables coéquipiers de Ti-Raleigh, cornaqués par Peter Post, enlèvent le contre-lamontre par équipes en Normandie. Dans l’armada néerlandaise, Klaus- Peter Thaler transmet le maillot jaune à Gerrie Knetemann. Hinault fait son apparition dans le grand livre du Tour lors du chrono individuel tracé dans le Bordelais sur près de 60 bornes (8e étape). « Je savais qu’il fallait frapper un grand coup, ne serait-ce que pour renforcer mon moral et toucher celui de mes adversaires. Maintenant, je sais que je peux faire un truc formidable dans ce Tour. Je n’ai pas le sentiment d’être à mon maximum » , assure-t-il. Deuxième à 34 s, Joseph Bruyère, ancien compagnon de Merckx, entre dans les Pyrénées avec le maillot jaune, un sacré bonus pour le grand Liégeois. Le débutant néerlandais, futur maillot blanc, Henk Lubberding, épate son monde en s’imposant à Pau. Au Pla d’Adet, Mariano Martinez commence à tricoter son maillot à pois rouges. Et la confiance d’Hinault est renforcée. « Dans la montée de Saint-Lary, j’ai su que je ne serai pas battu dans la montagne et je conservais mon avantage psychologique » , confiera-t-il plus tard.
HINAULT EN PREMIÈRE LIGNE LORS DE LA GRÈVE DE VALENCED’AGEN
Un événement inattendu se produit. À la sortie des Pyrénées, l’organisation a programmé deux demi-étapes, un tronçonnage courant dans les années 1970 qui permet d’obtenir de l’argent de plusieurs villes mais réduit sensiblement la récupération des athlètes. Au lendemain de la montagne, ces derniers se lèvent avec le soleil pour se présenter tôt au départ de la 1re demi-étape Tarbes-Valence-d’Agen (158 km). Puis, après un rapide déjeuner, il faut reprendre la route, vers Toulouse (96 km)… La grogne monte. Ça roulotte. Et, stupeur, à 100 m de la ligne, à Valenced’Agen, tout le monde descend de son vélo ! Hinault est en première ligne, l’oeil noir, le menton arrogant. « Vous êtes indigne de porter le mail
lot de champion de France ! » , lui crie le maire de la petite commune de Tarn- et- Garonne pour laquelle la fête est gâchée. Hinault est pointé du doigt. C’est lui le meneur, entend-on… Jacques Goddet, le patron du Tour, fustige sa « réaction de
couardise » et sa « joie sadique » . Hinault qui semble glisser sur la pression de l’enjeu sportif est, en revanche, affecté par cette situation sociale. « J’étais solidaire des coureurs qui ont déclenché la grève, mais de là à me faire porter le chapeau… Je ne l’ai pas digéré. Les commentaires m’ont rendu hypernerveux. J’ai mal dormi pendant plusieurs nuits. J’avais l’impression d’être sur une corde raide. » Jusqu’à l’échec du Puy-de-Dôme… Sur les flancs de la montée rendue mythique par le duel Anquetil-Poulidor, en 1964, Joop Zoetemelk enlève un contre-la-montre de 52 km depuis Besse-en-Chandesse. Et si c’était son Tour ? Il distance Pollentier de 46 s, le très régulier Bruyère de 55 s. Le Français est 4e à 1’40’’. C’est son premier faux pas. « Une claque salutaire » , dira Hinault qui n’est pas le genre d’homme à tendre l’autre joue. Au contraire, dès le lendemain, on assiste à la réaction d’un futur grand champion à Saint-Étienne. Cours Fauriel, il règle le sprint d’un peloton de 40 unités devant Sean Kelly et Freddy Maertens (excusez du peu !).
POLLENTIER EST UN MAUVAIS BRICOLEUR
La France attend le coup d’État du Breton à l’Alpe d’Huez (16e étape). Mais, sous la canicule, c’est un Flamand au nom francophone et au crâne à moitié dégarni, Michel Pollentier, qui prend les devants et le maillot jaune (lâché après neuf jours par Bruyère qui s’est effondré). Cette première et unique toison d’or de sa carrière, Pollentier la touche quelques dizaines de
minutes seulement. Après le protocole, il se rend au contrôle antidopage, pas vraiment en règle avec sa conscience mais surtout avec l’idée d’échapper aux autorités. Il place une poire en caoutchouc remplie d’urine propre sous le bras. Le procédé consiste à en faire couler le contenu par un tube depuis la manche du maillot jusque sous le pénis où le tuyau est collé au sparadrap : l’appareillage de la tricherie est bien artisanal… Devant le refus du coureur de se dévêtir, l’inspecteur médical, Renaldo Sacconi, découvre la supercherie. Pollentier est exclu du Tour. Pour sa défense, il dit qu’il n’est pas le seul à se doper – ce que l’on croit volontiers. Il écope d’une suspension de deux mois seulement et de 5 000 francs suisses (à l’époque, les sanctions étaient moindres : un coureur positif restait en course avec une pénalité de 10 min). La punition est ailleurs : il est privé des contrats des Critériums d’après-Tour, très juteux. Pollentier rentré en Belgique, le maillot jaune tombe sur les épaules de Zoetemelk. Le leader de Gan-Mercier possède 14 s sur Hinault après 3 800 km. Kuiper (3e), trop loin pour rivaliser (plus de 5 min), va abandonner sur chute. Le duel tourne court. Zoetemelk souff re de maux de gorge. Dans l’étape de Morzine, il a reçu un sceau d’eau glacé sur la tête et pris froid dans une descente. À la veille du dernier contre-la-montre en Lorraine, la fièvre est montée. « C’est le jeu, reconnaît-il, très digne. Il faut avoir la santé pour courir un Tour aussi astreignant » . Et de santé, le jeune Hinault en déborde ! « Je pourrais encore courir trois mois comme cela » , lâche-t-il à Nancy où son braquet (54 x 12) impressionne, même s’il a peu utilisé le 12 dents. C’est le premier maillot jaune du « petit Breton d’Yffiniac » , comme le désigne Jacques Goddet. « Il possède toutes les qualités désignant le champion : classe, potentiel athlétique, plus moral de granit » , poursuit-il. « Dans ce Tour, j’ai grimpé à mon train, relève Hinault. Je savais quel régime je pouvais m’imposer sans aller au-delà de mes limites, bien que je ne sache pas où elles se situent » . Zoetemelk est 2e (à 3’56’’) et la 3e place pour le Portugais Joaquim Agostinho, qui fera même du rab en 1979 en montant à nouveau sur le podium à 37 ans. À 24 ans, Bernard Hinault rejoint les
plus jeunes vainqueurs du Tour : Anquetil, Merckx, Gimondi… Comme ces trois-là, il a remporté la course majeure à sa première participation. À ses débuts pros, en 1975, il avait annoncé : « Un jour, je serai champion de France,
vainqueur du Tour et champion du monde. » Le Tour, il en gagnera quatre autres (1979, 1981, 1982 et 1985) et s’emparera du maillot arc-enciel sur le difficile circuit de Sallanches (1980). Il y a quarante ans, on comptabilisait 3 908 km (presque 600 de plus qu’en 2018). Ne comparons pas ceux du contre-la-montre, c’est incomparable ! 189 km individuel et 153 par équipes pour les coureurs de 1978, contre 31 et 35 cet été… En rédigeant à Paris l’éditorial final de sa quarante-cinquième Grande Boucle dans L’Équipe, Jacques Goddet revient sur la grève de Valence-d’Agen avec des mots empreints de gravité. Il pointe le risque de voir le coureur du Tour « perdre son auréole de surhomme » pour devenir « un brave fonctionnaire pédalant ». « Le cyclisme sur route émasculé, la dernière race des héros familiers, entrera dans son ère de disparition » , prédit-il.