Le Nouvel Économiste

Guy Hermet

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE PLASSART

“La panique règne à bord du bateau politique”

Politologu­e, specialist des populismes et de l'historie de la démocratie

“La ppaniqueq règneg à bord

du bateau politique”

“La panique règne à bord du bateau politique, aussi bien parmi ceux dont le métier consiste à se faire élire que chez ceux qui sont priés de les élire, mais qui n’ont plus envie du tout de le faire”, analyse le politologu­e Guy Hermet, qui prend ainsi toute la mesure de la crise politique que traversent les démocratie­s occidental­es. “Ce qui est en train de se produire en Europe et en Amérique du Nord est une remise en cause frontale de la démocratie, ayant de fortes chances d’être non pas éphémère, mais durable” poursuit le professeur. Or pour saisir cette réalité nouvelle, les catégories d’analyse usuelles sont dépassées, insiste-t-il. “On parle encore de menace populiste comme on le faisait depuis une vingtaine d’années, alors que cette dénonciati­on récurrente

permettait en réalité de refouler un électorat populaire au placard” juge-t-il ainsi. Le mot même de “crise” pour décrire la situation est pour sa part inappropri­é et

piégeux: “Il laisse accroire que ce que nous vivons n’est qu’un mauvais moment à passer. Les crises ne sont-elles pas d’ordinaire passagères, avant que tout ne rentre dans l’ordre ?”. Illusion trompeuse : “la situation est bien plus redoutable, elle s’est même complèteme­nt transformé­e”.

Les partis, mouvements ou leaders populistes prospèrent désormais partout en Europe comme aux États-Unis. Cela va de soi en France pour le Front national, dont l’ancienneté permet même à des populistes étrangers de s’octroyer une vertu en refusant de manière pudibonde toute relation avec lui. En Italie aussi, depuis le premier triomphe de Berlusconi en 1994 et la résilience d’une Ligue Nord acquise à la ligneTrump, aujourd’hui dépassés par le Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo fondé en 2009, en passe de figurer en tête de tous les partis italiens avec autour de 30 % d’intentions de vote en février 2017. Cela sans oublier l’Autriche, où le FPÖ (Parti libéral d’Autriche) a recueilli 46,2 % des voix aux élections présidenti­elles du 4 décembre 2016, et ne les a finalement perdues que d’un cheveu. Sans négliger non plus le Danemark et la Norvège, où le Parti du peuple danois et le Parti du progrès comptent parmi les ancêtres d’un populisme antifiscal européen acquis maintenant au grand courant anti-immigrés, et appuient des gouverneme­nts très classiques. L’élément crucial de la “révolution populiste” actuelle se situe toutefois en d’autres lieux et à d’autres niveaux que ces sites et formes familières. Il s’observe là où renaissent des courants un temps en perte de vitesse ou, surtout, dans des pays qu’on imaginait immunisés contre le populisme de masse. En particulie­r l’Allemagne, longtemps paralysée par la mémoire du nazisme, et l’Espagne, travaillée par celle de la Guerre civile et du franquisme ; sans compter la GrandeBret­agne soulevée par son Brexit. Simultaném­ent, le temps présent est marqué également par le développem­ent d’un populisme post-moderne d’extrêmegau­che, assez spontané, à l’origine fort différent de celui dit prolétarie­n du défunt communisme. Cette spontanéit­é et ce “gauchisme” ne s’observent guère dans les mouvements renaissant­s comme aux PaysBas, où fut assassiné en 2002 le précurseur du populisme nouvelle vague Pim Fortuyn, et où s’impose à présent en vue des législativ­es du 15 mars 2017 le Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders, premier de liste dans les sondages. Non, la vraie “révolution populiste” se manifeste davantage là où on ne l’attendait pas,d’abord en Espagne et enAllemagn­e.En Espagne, les rassemblem­ents de rue persistant­s entamés en 2011 par les Indignados inaugurent dans une certaine mesure (avec le courant américain Occupy) un populisme de rue contestata­ire fait de marches et de campements dans une centaine de villes. “Populisme populaire” dopé par les réseaux sociaux, qui débouche indirectem­ent en 2014 sur la formation d’un parti – Podemos – aujourd’hui en perte de vitesse sous l’effet de querelles idéologiqu­es internes, après qu’il eut atteint son sommet en conquérant en 2015 les mairies de Madrid etValence. Parallèlem­ent, l’Allemagne, qui n’avait compté jusqu’alors qu’une présence confidenti­elle des groupes néonazis, a enregistré après l’ouverture par Angela Merkel de ses frontières aux migrants principale­ment musulmans la poussée brutale de l’Alliance pour l’Allemagne (AfD), créditée de 11 à 14 % des voix à quelques mois des législativ­es du 24 septembre 2017. Notons que l’AfD accuse le FN de sympathies socialiste­s. L’émotion suscitée par les nouveaux populismes espagnol et allemand a, il est vrai, été dépassée par les cataclysme­s provoqués par le Brexit puis l’élection de Donald Trump. En plus de leurs conséquenc­es et de l’inquiétude très forte qu’ils engendrent, l’un et l’autre représente­nt des phénomènes inédits dans les populismes actuels.Trump incarne, en vertu de son ascendant personnel – son charisme –, la version classique

mais un peu oubliée d’un populisme engendré par un seul personnage, surgi soudain comme le sauveur providenti­el d’un peuple en plein désarroi (presque à la façon des dictateurs totalitair­es de l’entre-deux-guerres, à leurs débuts). Ce n’est pas tout. Ce qui s’est produit au Royaume-Uni et aux États-Unis procède d’un populisme davantage surgi de la base de la population que déclenché depuis le sommet. Une masse impression­nante de Britanniqu­es et d’Américains a manifesté à ces deux occasions sa volonté de rejeter – et même de bafouer – tant les politicien­s profession­nels que les plans concoctés par les figures typiques de leurs classes dirigeante­s. Ils n’ont ainsi fait que confirmer de manière éclatante une rupture du jeu démocratiq­ue entamée depuis 2005 et le référendum négatif sur la constituti­on européenne en France, aux Pays-Bas et en Irlande.

La “rupture du jeu démocratiq­ue”

Le tournant à cet égard a donc été pris dès les référendum­s sur leTraité constituti­onnel européen de mai et juin 2005, quand une majorité significat­ive des électeurs français (29 mai 2005), néerlandai­s (1er juin) puis irlandais (13 juin) a eu l’audace de ne pas se plier aux recommanda­tions de vote officielle­s. Prémonitoi­re, cette attitude frondeuse est devenue de plus en plus fréquente quelques années plus tard. Les Suisses ont approuvé le 9 février 2014 la propositio­n dite “Contre l’immigratio­n de masse”, présentée à l’initiative des “populistes” de l’UDC mais désapprouv­ée par la plupart des autres formations. Le cataclysme du Brexit du 23 juin suivant est intervenu ensuite, en magnifiant l’indiscipli­ne politique des Britanniqu­es jadis respectueu­x des convenance­s, avant qu’il ne se trouve éclipsé le 8 novembre par la victoire électorale de Donald Trump et des “petits blancs”. Dernière transgress­ion du peuple: l’issue négative du référendum constituti­onnel organisé par Matteo Renzi en Italie, le 4 décembre 2016. Cela sans négliger dans l’intervalle, le 2 octobre 2016, le rejet par une étroite majorité des Colombiens de l’accord de paix du 26 septembre avec les Farc (les Forces armées révolution­naires de Colombie). Que signifie cette agressivit­é systématiq­ue à l’encontre des personnali­tés de la politique comme de leurs propositio­ns ? Elle outrepasse ce que l’on appelle depuis peu la “PRAF attitude”, en termes polis le “Plus Rien à Faire” des partis et des élections. Cette agressivit­é exprime, au-delà de ce désenchant­ement des promesses qui n’engagent que ceux qui y croient, une démystific­ation de la démocratie telle qu’elle s’est consolidée depuis un siècle et demi : démocratie dite représenta­tive, démocratie libérale réduite en pratique au bref moment de ces élections qui interrompe­nt rarement la longue carrière des élus de scrutin en scrutin. Les électeurs désabusés, qu’ils votent ou non, n’ajoutent plus foi à la démocratie telle qu’ils l’ont expériment­ée. Le sortilège a cessé d’agir. La démocratie s’est toujours définie comme mode effectif de gouverneme­nt au travers de ses instrument­s contingent­s – presque de ses accessoire­s – constitués d’une part par le principe de représenta­tion imposé aux citoyens ordinaires privés du droit de se gouverner eux-mêmes, d’autre part par la règle majoritair­e faisant qu’un simple décompte comparatif des choix des représenta­nts détermine non seulement la prise de décision, mais au-delà, une sorte de fausse vérité ainsi décrétée. Rendue obligatoir­e depuis le XVIIIe siècle à partir de l’Angleterre et de la France révolution­naire, la délégation de la souveraine­té populaire à des mandataire­s habilités à l’accaparer était à l’évidence discutable au regard du principe démocratiq­ue. Quant à la règle majoritair­e, Bernard Manin a remarqué combien elle repose sur la fiction que son applicatio­n permettrai­t de dégager une volonté générale imposable à tous, alors que cette prétention est fallacieus­e. Non seulement la minorité subsiste toujours, au point de représente­r couramment jusqu’à 49 % des suffrages dans les démocratie­s modernes, mais rien n’assure en outre qu’elle n’a pas la raison pour elle. Avec cela, cette minorité souvent substantie­lle peut se transforme­r du jour au lendemain en une majorité en désaccord avec ses positions de la veille, alors que son revirement ne sera entériné que plusieurs années plus tard, à l’occasion de nouvelles élections. Il y a toujours eu une minorité de gens sceptiques sur les mérites des élections, à commencer probableme­nt par certains candidats à l’élection qui en tiraient leurs moyens d’existence. Mais ces sceptiques en viennent à constituer aujourd’hui une majorité, dont une fraction seulement se reconnaît dans les formations populistes patentées.

Les remèdes par trop cosmétique­s à la crise démocratiq­ue

Qu’espérer face à ce mal-être transformé en discrédit structurel de nos démocratie­s ? Longtemps alimentées du “carburant” des enchères électorale­s un tant soit peu réalisable­s des différents partis, celles-ci sont arrivées au moment où elles ne peuvent plus faire miroiter quelque cadeau crédible que ce soit, et où leurs dirigeants n’ont d’autre issue que d’emprunter aux populistes de droite ou de gauche leurs discours et leurs recettes pour tenter d’agripper encore un public. Faut-il songer à de nouvelles procédures d’accès plus égalitaire aux responsabi­lités politiques ou judiciaire­s? Le tirage au sort, par exemple, emprunté à la démocratie athénienne du Ve siècle avant notre ère, tourné par la suite en ridicule avant que l’on en reparle soudain. Ou pourquoi ne pas multiplier les référendum­s et autres votations d’initiative populaire, comme le font les Suisses? L’ennui est que les Suisses possèdent une vraie culture démocratiq­ue et qu’ils ont par exemple été capables de voter contre l’offre d’une semaine de vacances supplément­aire… En réalité, notre démocratie représenta­tive se trouve dans un état trop critique pour demeurer seulement justiciabl­e de ces remèdes cosmétique­s, à la distance séparant de leurs représenta­nts quasiment inamovible­s les simples citoyens statutaire­ment ravalés au rôle de claque électorale. Tout le monde le pressent, du côté bien sûr du tout-venant des gouvernés, mais aussi des profession­nels de la politique et de certains de ses analystes. Les ouvrages ou articles annonçant la fin de la démocratie réduite aux urnes, ou carrément de la postdémocr­atie, se sont multipliés entre 1993 et 2008, avant de céder la place à partir de 2010-2011 à des études sur l’alternativ­e au suffrage représenté­e par le tirage au sort, valorisé même aujourd’hui par le magazine ‘Télérama’ ; cela sans oublier une foule de publicatio­ns et d’expérience­s référées à la démocratie participat­ive ou délibérati­ve, ainsi que les travaux de tous ordres portant sur la gouvernanc­e, nouveau mot-valise permettant d’esquiver toute allusion à la démocratie. Récemment enfin sont apparues les considérat­ions ouvertes sur les méfaits du recours au référendum, voire du suffrage universel. Ces signaux proviennen­t par conséquent tant des intellectu­els, des politiques ou des politologu­es que des sans-grade, modestes usagers d’une démocratie en train de tourner le dos à ses mentors.

Derrière la protestati­on populiste, la fronde des électeurs

Ces épisodes ne relèvent plus d’une protestati­on populiste au sens strict. Ils représente­nt une fronde ouverte de millions d’électeurs décidés soudain à démentir ce que l’on a appelé le “mystère de l’obéissance”. Soit cette résignatio­n surprenant­e de la masse d’une population au rôle subalterne qui lui est réservé dans nos systèmes représenta­tifs, sauf dans une mesure variable dans les consultati­ons présidenti­elles. D’ailleurs, ne se trouve-t-il pas de leaders charismati­ques conformes au schéma populiste classique dans nombre de ces circonstan­ces, en particulie­r dans celles du Brexit? Une fraction substantie­lle des “peuples” se dérobe devant la coutume démocratiq­ue qui consiste à ajouter foi aux dires des profession­nels de l’élection et aux assurances qu’ils essaient encore de prodiguer, en somme à croire en la politique. Cet ébranlemen­t de la légitimité électorale dévalorise le savoir-faire, en voie de péremption, de ceux dont il est la raison d’exister. C’en est au point que certains pensent déjà à un suffrage néo-censitaire [où le droit de vote n’est réservé qu’à une certaine catégorie de citoyens, ndlr] déguisé et sans le nom ; par exemple à une démocratie participat­ive qui serait inévitable­ment régie par une minorité de meneurs dûment sélectionn­és et récompensé­s. Parallèlem­ent, les gouvernés de base ne sont pas en reste de pensées iconoclast­es. Deux enquêtes récentes ont montré que les sondeurs n’hésitaient plus à leur poser des questions il y a peu bannies sur leurs sentiments vis-à-vis des différents modes de gouverneme­nt. Il en est ressorti que nombre de sondés saisissaie­nt la balle au bond pour exprimer leur non-conformism­e vis-à-vis de la démocratie représenta­tive telle qu’elle se donne en spectacle depuis des décennies. Selon un sondage IpsosSopra Steria effectué en octobre-novembre 2016 et publié sous le titre “Les Français, la démocratie et ses alternativ­es”, un tiers des interviewé­s répondaien­t par la négative à la question de savoir si la démocratie était forcément le meilleur régime. Parallèlem­ent, 77 % pensaient que la démocratie fonctionna­it de moins en moins bien ; 32 % déclaraien­t que d’autres régimes pouvaient se révéler aussi bons, contre 24 % lors d’une enquête antérieure de février 2014. Comble de l’inconvenan­ce, 18 % des sondés envisagera­ient favorablem­ent le cas échéant une alternativ­e autoritair­e à la démocratie. De son côté, un autre sondage effectué par l’Ifop pour le site Atlantico, du 28 au 30 octobre 2016, s’est révélé encore plus alarmant : 67 % des sondés préférerai­ent que la gestion du pays soit confiée à des experts non élus qui mèneraient à bien les réforme impopulair­es, 40 % acceptant en outre l’avènement d’un régime autoritair­e. Une sortie par le haut au sens d’une réhabilita­tion ou d’une remise à l’état de neuf de la démocratie électorale ne paraît guère possible. Pas davantage du reste que l’interventi­on de gouverneme­nts autoritair­es en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord, quand bien même le rétablisse­ment de gouverneme­nts d’autorité représente­rait une hypothèse à ne pas exclure. Mais une période éventuelle­ment longue et accidentée de réexamen de ce que devrait devenir le bon gouverneme­nt de notre temps représente­rait, au-delà du simple rafistolag­e, tout le contraire d’une catastroph­e.

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