Le Point

Thibault Damour : « Le temps n’existe pas »

Pour ce professeur de physique théorique, auteur de « Si Einstein m’était conté », le père de la relativité a bouleversé notre rapport au temps et à l’espace.

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Grâce à lui, on sait désormais qu’un chat peut être à la fois mort et vivant ou que des jumeaux n’ont pas forcément le même âge. Comment penser l’espace et le temps, le « ici » et le « maintenant », depuis Einstein et sa théorie de la relativité ? Professeur de physique théorique à l’Institut des hautes études scientifiq­ues et membre de l’Académie des sciences, Thibault Damour (1) apporte des réponses aux frontières de la métaphysiq­ue. Vertigineu­x.

Le Point : Peut-on dire que le temps n’existe pas ? Thibault Damour :

Il est utile de se rappeler que du temps de Galilée les nouvelles idées scientifiq­ues représenta­ient une très forte violation du sens commun. Galilée a d’ailleurs écrit un texte dans lequel il dit toute son admiration pour ses prédécesse­urs, comme Copernic, qui ont eu le courage d’aller à l’encontre de l’évidence. Cela semblait totalement impossible que nous fussions en train de nous déplacer à des milliers de kilomètres-heure autour du Soleil sur une Terre tournant sur elle-même. L’idée était tellement violente qu’il a fallu une théorie tout aussi violente pour la prouver. Galilée a dû inventer une nouvelle physique, c’est sa théorie de la relativité qui énonce que « le mouvement est comme rien » , si tout le monde y participe. Au moment où je vous parle, nous nous déplaçons à des vitesses folles, mais nous ne ressentons rien, car tous les objets autour de nous participen­t au même mouvement. Au XXe siècle, c’est Einstein avec sa théorie de la relativité qui viole le sens commun en affirmant que le passage du temps n’est qu’une illusion. Pour la physique, le passé existe encore et le futur est déjà là. Comme il l’écrit dans sa lettre de condoléanc­es adressée à la famille de son meilleur ami, « pour nous physiciens dans l’âme, la distinctio­n entre le passé, le présent et le futur ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle ».

Le temps est-il alors une propriété de la réalité ou une simple apparence ?

La réalité, telle qu’elle est définie par la physique, ne contient pas une grande horloge cosmique qui fait tic-tac. Le temps n’est que l’apparence des choses. Nos montres ne mesurent d’ailleurs pas le temps, mais des intervalle­s de temps. Cette conception du temps illusion, plusieurs philosophe­s l’ont déjà soutenue il y a des milliers d’années, les présocrati­ques, comme Parménide et Zénon d’Elée, et plus récemment Kant, qui affirme que le temps n’existe pas en dehors de l’homme. Le temps est une grille de lecture que nous collons à la réalité pour lui donner un sens.

Haro également sur l’espace et ses trois dimensions, pulvérisé par la théorie de la relativité générale ?

L’espace à trois dimensions, avec sa longueur, sa largeur et sa hauteur, c’est ce que nous voyons autour de nous. Mais, au début du XXe siècle, les physiciens mathématic­iens ont apporté l’idée d’un espace-temps à cinq dimensions, une pour le temps et quatre pour l’espace. Au début des années 20, le physicien suédois Oskar Klein a expliqué que cette quatrième dimension de l’espace nous demeurait invisible à cause de sa forme enroulée et de son extrême petitesse. Lorsque vous regardez un tuyau d’arrosage vous ne voyez qu’une ligne qui est la longueur du tuyau, mais si vous étiez une petite fourmi, vous vous rendriez compte que vous pouvez non seulement

« Nous ne sommes pas conscients qu’il existe plusieurs versions de nous-mêmes. »

courir le long du tuyau mais aussi en faire le tour. Klein a émis l’idée que cette quatrième dimension de l’espace était comme cette dimension du tuyau d’arrosage qui se referme sur elle-même, et qui est si ultramicro­scopique, plus petite encore que les atomes dont nous sommes faits, que nos sens sont trop grossiers pour la percevoir. Cette idée a nourri la physique du XXe siècle qui a voulu voir au-delà de la théorie d’Einstein. Les choses se sont alors encore compliquée­s. Selon les plus récents développem­ents, nous en sommes à onze dimensions, une pour le temps et dix pour l’espace ! Depuis trente ans, nous cherchons donc la forme de ces dimensions invisibles, et aussi pourquoi, alors qu’au big bang toutes les dimensions de l’espace étaient très petites, ces trois dimensions sont devenues si grandes.

Et la science bouscule d’autres illusions…

Oui. Car ici on suppose encore l’existence d’un espace-temps, contenant de la matière constituée d’atomes. Cette idée même d’atomes a d’ailleurs été très difficile à faire admettre. En 1905, la plupart des physiciens pensaient encore que les atomes n’existaient pas, que la matière était faite d’énergie continue avant qu’Einstein prouvât le contraire. Et puis la théorie quantique, qui a émergé entre 1900 et 1925, a affirmé que les atomes n’étaient pas « quelque part » dans l’espace, que la matière n’était pas « localisée ». Beaucoup de physiciens ont dit d’accord, c’est ce qui se passe dans le monde atomique, mais dans le monde réel les objets sont bien là où ils sont. Einstein a dû insister : ce n’est pas seulement à l’intérieur des atomes qu’il y a du flou, mais partout. Et puis, un étudiant en physique à Princeton, Hugh Everett, a eu une idée géniale après avoir écouté le dernier séminaire d’Einstein en avril 1954 : la réalité ultime du monde quantique n’est pas faite d’objets, mais d’ondes qui se déplacent dans des espaces infinis. Donc, penser que les objets sont quelque part est bien une illusion.

Dès lors, quel sens donner aux mots « maintenant » et « ici » ?

Selon les lois de la physique, le « maintenant » n’existe plus, et le « ici » a pris un coup majeur avec la théorie quantique. Prenez l’expérience du chat de Schrödinge­r. En théorie quantique, quand une expérience conduit à ce qu’il y ait une chance sur deux pour qu’un chat meure ou vive, la réalité quantique nous dit, elle, que le chat est à la fois mort et vivant. Le chat vivant n’est pas conscient qu’il existe aussi un chat mort, comme nous ne sommes pas conscients qu’il existe plusieurs versions de nous-mêmes. Everett a prouvé que le monde est multiple et que cette réalité échappe à nos sens. Soixante ans après, cette théorie fait encore débat. D’un côté, les physiciens qui font de la mécanique quantique en laboratoir­e continuent massivemen­t à croire qu’il existe deux mondes distincts : le quantique, celui des atomes, dans lequel ils réalisent leurs expérience­s, et la réalité qui les entoure, dans laquelle ils vivent, parce que c’est plus confortabl­e ainsi. De l’autre, les physiciens en cosmologie quantique, un domaine qui vous oblige à imaginer le monde entier comme un seul objet, considèren­t que l’idée d’Everett est la seule façon de penser la réalité.

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