« Ne faites pas d’eux des mauviettes ! »
Comment élever ses enfants ? Tomi Ungerer, le père des « Trois brigands », nous affranchit. Rencontre.
L’autre jour, à la terrasse d’un café parisien, il a hélé une mère assise avec son nouveau-né : « Mais qu’il est beau, votre bébé ! » Remerciements de la maman. « Vous me le vendez ? a-t-il ajouté sans sourire. C’est pour un barbecue… » Tête consternée de la jeune femme. Colère du père, pas loin de lui casser la gueule. Fou rire de Tomi Ungerer. Les parents indignés ont vu repartir sa longue silhouette maigre, tout habillée de noir, sans savoir que ce vieux monsieur était un auteur lu, et adulé, par des générations d’enfants : le créateur mythique des « Trois brigands », d’« Otto » et de « Jean de la Lune ». Il en ricane encore. « J’aime bien gêner les gens… »
Il a aujourd’hui 83 ans. Porte au poignet une montre en plastique rose – « avec le noir, je trouve ça beau » . Sur le pommeau de sa canne, il a vissé une sonnette de vélo pour se signaler aux passants et éviter de se faire bousculer. Il a eu mille vies : étalagiste, dessinateur publicitaire, fermier, inventeur, activiste, auteur de livres érotiques, ambassadeur… En France, il est essentiellement connu pour ses livres pour enfants, écrits en anglais puis traduits et publiés par l’Ecole des loisirs, dont il incarne dès les débuts, avec son vieux copain Maurice Sendak (1), l’esprit libre et avant-gardiste : leurs albums inquiétants, drôles, souvent sombres, sont alors à mille lieues de ceux, sucrés et gentillets, de leurs confrères anglo-saxons. « Avec Maurice, on faisait la peur. Pardon, la paire… »
Il est dyslexique. Parle français avec l’accent alsacien, allemand avec l’accent français, anglais avec un accent indéfinissable. Pendant quelques jours, il a accepté de s’arracher à son Irlande chérie, « le seul pays que je connaisse où il n’y a ni arrogance ni classes sociales » , pour venir jouer le jeu des mondanités parisiennes : inauguration de l’exposition anniversaire de l’Ecole des loisirs (voir encadré), remise de la Légion d’honneur à l’un de ses fondateurs, Jean Delas. Sa fille Aria, qui l’accompagne, l’a supplié de troquer ses vieux vêtements fatigués contre une tenue plus chic. Il n’a pas voulu l’écouter, a fait le mariole pendant la cérémonie, dynamité le discours prévu, montré aux invités, sous son pull noir, sa drôle de ceinture rose… « Je ne supporte pas de m’ennuyer », dit-il.
L’interviewer est un exercice périlleux, brouillon, constamment interrompu par ses digressions, ses plaisanteries graveleuses et ses envies de fumer. Sur le seuil de l’hôtel parisien où il a ses habitudes, il tire sur ses éternelles cigarettes roulées, qu’importent les infarctus, le cancer et le souffle court. « Tumor with humor », sourit-il… Il est consterné par ces parents français qu’il voit, à la sortie des classes, porter le cartable de leurs garnements et les couvrir de baisers. « On en fait une génération de mauviettes. » Dans l’hilarant et très autobiographique « Pas de baiser pour maman », il racontait l’horreur d’être couvé, choyé, embrassé par une mère trop tendre. « Dans ma famille, j’étais le petit dernier, le résultat d’un accident de préservatif, dit-il. Pour mes frères et soeurs, j’ai été un jouet. Quant à ma mère, qui m’a envoyé en pension à 6 ans, elle fondait sur moi le week-end, me câlinait tout le temps. » Sur le trottoir, dans les volutes de fumée, il cherche l’ombre, fuit le soleil d’octobre qui fait cligner ses beaux yeux translucides ; il a perdu un oeil il y a quelques années. « Les enfants, dans mes livres, ils n’ont pas froid aux yeux… Zeralda, Stefany [2], elles ont du cran. La peur, il faut l’affronter. Les enfants d’aujourd’hui, on les protège trop… »
Petit couteau suisse. Il a choisi d’élever les siens en petits rats des champs, dans une ferme irlandaise située face à la mer, sur une falaise battue par la pluie et les vents. « La mort, mes enfants y ont été très tôt confrontés. Ils ont vu des noyés, qu’on ramenait sur le sofa du salon. La vie, ils ont vu aussi. Quand une brebis peinait à mettre bas, c’était l’un de mes fils qui plongeait la main pour aider l’agneau à sortir. Mais c’est comme ça que les enfants aiment vivre, dans la réalité », dit-il. Lorsqu’ils étaient petits, leur père était déjà un écrivain connu, mais il s’en est caché. « Je ne voulais pas qu’à l’école ils puissent dire “mon papa fait ça”, qu’ils se sentent différents des fils de paysans. »
Il est grand-père depuis six mois. Aime la compagnie des enfants du village, les petits-fils d’amis qui lui rendent visite à son atelier. « En Irlande, les enfants sont ouverts et débrouillards. A l’école, il n’y a pas de notes, pas