Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le rôle des médias sociaux dans la guerre des narratifs
La création de récits stratégiques ou de narratifs se situe au coeur des campagnes de communication stratégique modernes en affaires, en politique ou de la part d’États, notamment en temps de guerre. La bataille des narratifs est ainsi devenue le fondement de la politique internationale et les médias sociaux représentent une arme de choix dans ce contexte.
La principale caractéristique des médias sociaux en lien avec une bataille de narratifs est d’offrir aux individus la possibilité de s’engager dans les activités de propagande, et de leur conférer la légitimité pour le faire, à des niveaux jusqu’alors jamais atteints. La propagande ou les prétendues « opérations psychologiques » ou « psy-ops » ne sont pas des phénomènes nouveaux pour façonner les opinions et influencer les résultats en temps de guerre.
Cependant, la facilité avec laquelle les médias sociaux et les stratégies de manipulation numérique sont utilisés sur le théâtre d’opérations pousse les décideurs politiques, les étatsmajors et les agences de renseignement à suivre le rythme et à s’adapter.
Un vecteur incontournable
À l’ère du numérique, la transmission de l’information est devenue omniprésente. Davantage encore que les médias traditionnels, les médias sociaux améliorent la portée, la fréquence, la permanence et l’immédiateté des messages. Ils permettent la communication interactive entre les personnes sans limites spatiales ni contraintes de temps et offrent la possibilité de transférer le contenu de tout message sans filtre et sous n’importe quelle forme (vocale, visuelle, écrite) à n’importe qui sur la planète. Les médias sociaux sont de fait devenus un amplificateur d’idées, un créateur de sens et parfois même un générateur de conflits. Ils sont le vecteur actuel par excellence. Les nouvelles innovations technologiques telles que l’intelli-
gence artificielle et l’apprentissage avancé ( deep learning) des machines renforceront encore ce rôle des médias sociaux dans un avenir proche.
Au coeur de la guerre de l’information
La guerre dans le domaine de l’information est devenue une partie intégrante des opérations militaires modernes, les plateformes de médias sociaux jouant un rôle croissant dans l’organisation, la mobilisation, la diffusion et le renseignement. En tant qu’outils opérationnels, les médias sociaux et la technologie des téléphones portables fournissent des canaux multiples pour transmettre des instructions et des commandes entre différents groupes dans différentes zones. Les groupes armés non étatiques (GANÉ), dont les groupes terroristes, ont rapidement su tirer profit de ces avancées technologiques. Malgré l’existence de nombreux précédents créés par d’autres groupes islamistes, tels que le Hezbollah, Al-Qaïda ou Al-Shebab, Daech est souvent identifié comme étant la première organisation ayant utilisé les médias sociaux comme un multiplicateur de force (1) [voir également p. 94 de ces Grands Dossiers]. Ce GANÉ a notamment développé plusieurs applications telles que « The Dawn of Glad Tidings » ou « Nasher » pour partager en toute sécurité les informations entre ses membres. L’utilisation intelligente des médias sociaux peut également constituer un outil puissant pour recruter et mobiliser des personnes. Daech a utilisé Twitter de manière très agressive pour attirer de nouvelles recrues (2). En 2016, il a lancé une application mobile exclusivement consacrée à l’enseignement de l’arabe aux enfants (3). Non seulement l’application enseigne des thèmes djihadistes, mais elle propage également les valeurs de l’organisation. En termes de diffusion, les photos, les tweets, les vidéos et les snapchats des actions de l’adversaire ont été diffusés dans les médias sociaux à une vitesse record, alimentant les conflits de tous les côtés dans un processus que certains appellent « l’intifada du téléphone intelligent » (ou smartphone-intifada) (4). Par ailleurs, l’utilisation largement répandue des médias sociaux ne sert pas que les GANÉ ; elle peut efficacement contribuer à renseigner les gouvernements. L’an dernier, le premier avis que les agences de renseignement ont obtenu à propos du lancement d’un missile Scud par le Yémen en Arabie saoudite provenait d’une série de tweets de civils sur le terrain utilisant le mot clé ( hashtag) « scudlaunch », ce qui montre aussi l’importance des médias sociaux comme source d’intelligence ouverte ( open source).
Les médias sociaux sont un outil puissant pour véhiculer de fausses informations ou pour mener des campagnes de « choc et stupeur » visant à dissuader ou à miner le moral de l’ennemi, à modifier la direction ou le résultat d’une guerre.
Désinformation et guerre psychologique
Par extension, les médias sociaux sont également un outil puissant pour véhiculer de fausses informations ou pour mener des campagnes de « choc et stupeur » visant à dissuader ou à miner le moral de l’ennemi, à modifier la direction ou le résultat d’une guerre ou à déclencher une réponse qui offrira un avantage stratégique. Les succès stratégiques initiaux de Daech en 2014 reposaient ainsi sur la mise en scène et les images de l’exécution de gens issus de la population locale et, par la suite, de la distribution des vidéos via les médias sociaux. Avant le lancement d’une attaque sur un nouveau village ou une nouvelle ville, ces vidéos minaient du coup le désir de résistance des citoyens et des forces opposées à leur expansion. Cette stratégie a depuis été reprise par d’autres groupes d’extrémistes tels que Boko Haram ou Al-Shebab.
Dans une ère caractérisée par l’importance de l’image, les médias sociaux ont le potentiel de faire basculer un conflit. Depuis la divulgation de photos montrant les pires scènes d’abus sur les prisonniers dans la prison d’Abou Ghraïb, nous savons que ce type de publication sur les réseaux sociaux peut compromettre un effort de guerre (5). Dans ce cas, cela a totalement décrédibilisé l’autorité morale des États-Unis et de la coalition participant à la « guerre contre le terrorisme international », non seulement en Irak, mais aussi à l’échelle mondiale (6). Les médias sociaux et les technologies numériques accroissent également l’impact stratégique de simples individus, ainsi que l’a démontré la publication d’informations classifiées par Bradley Manning ou Edward Snowden.
Le phénomène des trolls
La guerre mondiale des récits pour façonner les perceptions est également au coeur de ce que l’on appelle les « stratégies de trolls internet » (ou trolls) – un phénomène relativement nouveau dans le contexte de la sécurité internationale. Les trolls lancent des discussions et invitent aux commentaires afin que les contenus jugés offensants ou préjudiciables aux organisations (et parfois aux personnes) soient submergés par
une masse de points de vue amicaux et favorables. L’inverse est également vrai. Des données récentes suggèrent que le gouvernement chinois fabrique et publie chaque année près de 450 millions de commentaires favorables aux vues de Pékin sur les réseaux sociaux (7). La Russie a également développé des stratégies avancées de trolls pour sécuriser son espace géopolitique (8). Ces propagandistes officiels visent ainsi non seulement à renforcer le pouvoir de Vladimir Poutine sur la société russe, mais également à pénétrer l’espace démocratique des pays occidentaux (9). Si la responsabilité du gouvernement russe dans la manipulation de l’opinion publique américaine au cours de la dernière campagne présidentielle n’est pas encore établie hors de tout doute, les effets de cette intervention supposée sont bien réels à Washington.
Un outil au service des forces armées
Pour ce qui est des structures de sécurité, la Force de défense israélienne (FDI) est l’une des premières organisations militaires à avoir utilisé les médias sociaux en tant que multiplicateur de force sur le champ de bataille (10). L’adoption de la technologie par la FDI était cependant une réaction aux puissantes campagnes d’information et aux opérations psychologiques que le Hezbollah avait menées pendant la guerre du Liban de 2006 et qui ont contribué à la défaite d’Israël en créant un environnement normatif représentant l’opération d’Israël comme un échec. Les enseignements douloureux tirés de ce conflit et l’adaptation des FDI ont donné un précédent qui a été imité par d’autres structures militaires étatiques depuis lors. Que ce soit les forces armées britanniques, canadiennes, allemandes ou françaises, elles mettent toutes en place une force spéciale des médias sociaux « pour engager une guerre non conventionnelle à l’ère de l’information ».
Comment lutter contre la propagande terroriste ?
Au coeur de ce phénomène se trouve la multiplication des acteurs, en particulier ceux qui contrôlent les plateformes numériques. De Facebook à Twitter, YouTube, Snapchat ou Instagram, tous les médias sociaux sont devenus des acteurs stratégiques des conflits contemporains. Twitter et Facebook ont de fait montré leur capacité à influencer les émotions de leurs utilisateurs. Par exemple, par la décision d’auditer et de fermer les comptes liés à Daech l’année dernière, ces compagnies ont changé leur flux d’information pour prouver l’importance de leur plateforme dans la lutte contre l’extrémisme violent. La décision de Twitter, de Facebook et de YouTube l’année dernière de soutenir, de financer et de publier des vidéos mettant en garde contre la radicalisation violente a été applaudie pour les mêmes raisons (11). Certes, dès qu’un compte est fermé, d’autres apparaissent, mais l’importance de l’engagement du secteur privé pour lutter contre le terrorisme moderne ne doit pas être sous-estimée. Alors qu’elle était directrice de la stratégie politique de Google, en 2015, Victoria Grand
Que ce soit les forces armées britanniques, canadiennes, allemandes ou françaises, elles mettent toutes en place une force spéciale des médias sociaux « pour engager une guerre non conventionnelle à l’ère de l’information ».
exhortait les publicitaires à utiliser leurs compétences pour créer des contre-narratifs pour « lutter contre la maitrise des médias sociaux par Daech » (12).
L’échec relatif des institutions gouvernementales et des agences de sécurité dans la lutte contre les contenus de propagande diffusés par des GANÉ a non seulement incité le secteur privé à réagir, mais a également engendré un activisme de vigilance. Ainsi, le groupe de « piratage collectif » Anonymous a-til attaqué les capacités cybernétiques de Daech et prétend-il avoir éliminé plus de 20 000 comptes internet utilisés par des djihadistes. De même, le Ghost Security Group (GhostSec), un groupe de cyberexperts autodéclarés, en lutte contre le terrorisme et concurrent d’Anonymous, effectue des opérations de renseignement et signale aux autorités des activités suspectes sur Internet. GhostSec prétend notamment avoir déjoué des attaques terroristes en Tunisie.
Les progrès technologiques actuels dans le domaine de l’intelligence artificielle sont aussi sur le point de devenir des facteurs d’influence importants dans la guerre des mots. Les robots de conversation (ou chatbots) – les entités de conversation qui s’appuient sur l’intelligence artificielle pour diffuser des informations ou, dans bien des cas, de fausses informations coordonnées ou répétées – joueront un rôle croissant dans la conduite des narratifs sur le terrain (13). Mais les chatbots peuvent également être utilisés pour lutter contre la propagande des organisations terroristes et leur recrutement au moyen de machines (14).
En résumé, les acteurs individuels et les GANÉ sont devenus beaucoup plus puissants qu’auparavant grâce à la révolution numérique et à l’importance croissante des médias sociaux. Ils sont des créateurs de sens et ont la capacité de se confronter aux États et de les déstabiliser, ainsi que leurs institutions et leurs opérations. Il s’ensuit que cette bataille numérique nécessite une prise de conscience beaucoup plus grande de l’importance des narratifs sur le façonnement des perceptions du succès et de l’échec. Cela requiert une nouvelle forme de vigilance de la part de tous les acteurs impliqués, car ces récits peuvent être manipulés, contrariés, magnifiés ou minimisés par une utilisation efficace des réseaux sociaux, qui ne nécessite que les capacités de quelques individus et, très bientôt, de quelques chatbots bien programmés.
Cette bataille numérique nécessite une prise de conscience beaucoup plus grande de l’importance des narratifs sur le façonnement des perceptions du succès et de l’échec.