Les Inrockuptibles

Arnaud Desplechin : “L’écrivain à qui je dois la vie”

Le cinéaste de Rois et reine et des Fantômes d’Ismaël nous raconte l’importance décisive de l’oeuvre de Philip Roth dans sa vie d’homme.

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“… pourtant la dernière ligne du Procès m’est aussi familière que mon propre visage : “c’était comme si la honte dût lui survivre !” Ma vie d’homme – P. Roth

Mercredi matin, la radio me réveillait en annonçant la mort de Philip Roth. Il m’aura fallu trois jours pour mesurer l’ampleur de la perte. Je peux essayer de la nommer ce soir : Roth fut l’écrivain à qui je dois ma liberté, donc la vie.

Je fus un enfant trop sage, fragile, terrifié. J’étouffais dans la province où je suis né, je m’étiolais sous la foi catholique dans laquelle j’avais grandi, je me débattais avec les aspiration­s politiques dont je voulais être l’héritier.

Et puis, un jour, l’école de cinéma m’appelait à Paris. La religion était déjà tombée, comme une feuille morte, inutile. Et sans savoir comment m’y prendre, j’essayais d’apprendre l’insolence.

A 18 ans, d’un snobisme absurde, je n’avais pas voulu lire Portnoy’s Complaint, qui avait été un bestseller. A 24 ans, j’achetais pourtant My Life as a Man, le titre anglais m’enchantait. Vertige des premiers chapitres, de Zuckerman en Tarnopol, j’ai lu le livre d’une traite. Et je suis devenu libre ce jour-là, en hurlant d’effroi et de rire.

Le rire avait fait exploser la honte de vivre.

Je venais d’apprendre la joie sauvage de la fiction, l’appétit comme seule morale, l’acceptatio­n du ridicule, le goût des masques, du scandale, de la vérité nue, obscène, précieuse… J’avais été si raisonnabl­e, vénérable ; en une nuit, je suis devenu fou et indécent.

… Ma mère nous déposait chez une grand-tante les jeudis après-midi pour y apprendre l’écriture.

J’ai oublié le nom de cette femme, avait-elle été enseignant­e ? Je me souviens de ses cheveux gris taillés court sur une tête ronde. Je crois qu’elle haïssait les hommes. Moi et mon jeune frère, assis dans sa cour, un ballon inutile entre les mains. Tandis que mes soeurs lisaient avec elle dans le salon, aucune leçon n’était dispensée aux garçons. Elle ne voulait pas nous enseigner – on sait de quoi les hommes sont faits… Ma stupeur, sortant de ses toilettes, quand la dame demandait l’air sévère à ce que je me lave les mains au produit de vaisselle. Je répondais que ce n’était pas nécessaire, je n’étais pas sale, j’avais simplement fait pipi. Elle me fusillait du regard, et me tirait vers l’évier. C’est que mes mains avaient touché un pénis, l’objet de son ire.

“– … Mais je veux savoir. Des deux, que préfères-tu ?

– Pour les caresses, les noncirconc­is. C’est intéressan­t de rabattre la peau sur le gland.

– Et pour baiser ?

– Voilà une question que tu ne peux pas poser à une Anglaise de bonne famille.

– Et pour baiser.

– Les circoncis.

– Pourquoi ?

– C’est comme s’il était tout nu.

– Le pénis nu.”

Je peux mesurer ma vie parce que les livres de Roth l’ont accompagné­e. Du combat contre Maureen jusqu’à la discussion entre un homme et une femme – et je me souviens en tremblant de Maria dans

The Counterlif­e. Cette discussion, la possibilit­é de cette discussion entre un homme et une femme est une conquête, rageuse, maladroite, toujours reconduite. Elle aura été la grande affaire de ma vie. … Un jour, je rencontrai­s Emmanuelle Devos autour d’un texte de Roth, et c’était Deception. Un écrivain retrouve son amante après avoir écrit un livre qui décrit leur aventure. Nous jouions cette scène.

Ce fut un bonus de Rois et Reine. Un jour, j’osais envoyer un DVD de cette scène à Philip Roth.

Un soir, Roth appelait chez moi, et ce fut un tel choc que je ne me souviens de rien. J’entendais la voix de Philip Roth. Il avait aimé Emmanuelle…

Tous les romans de Roth s’enchantent de la différence des sexes, comme des origines ou des religions, ils s’enchantent du désordre, du bruit, et ils aspirent à la musique.

Qui ai-je été ? Un enfant de Roubaix ou de Newark ? Il m’aura fallu ce détour américain, il m’a fallu ce détour juif, pour me conquérir moi-même.

Qui ai-je été ? Rien, un théâtre.

“La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est que moi je n’ai pas de ‘moi’ et que je refuse de faire les frais de cette farce – car pour moi, ce serait une vaste blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien ; j’ai intérioris­é toute une troupe, une compagnie permanente à laquelle faire appel en cas de besoin, un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai certes aucun ‘moi’ indépendan­t de mes efforts pour en avoir un. Du reste, je n’en veux pas. Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre.”

Je vis pour le cinéma, pourtant ma vie fut tissée par les écrivains. Je pense ce soir à Philippe Sollers, je pense à Marc Weitzmann. Leur ami est mort, ils doivent se sentir bien seuls. A. D.

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