Les Inrockuptibles

La Femme insecte de Shohei Imamura

Chez Imamura, le désir humain détermine toute destinée : voir cette saga fracassée d’une femme pauvre mise en regard avec la trajectoir­e du Japon au XXe siècle.

- La Femme insecte de Shohei Imamura, avec Sachiko Hidari (Jap., 1963, 2 h 03, reprise) Vincent Ostria

CETTE RESSORTIE D’UN FILM RARE DE SHOHEI IMAMURA, HABITUÉ DU PALMARÈS CANNOIS, rappelle non seulement la fougue et le génie du cinéma nippon, mais combien certains réalisateu­rs japonais ont pourfendu les clichés sur leur pays. En particulie­r Imamura et Oshima, figures de proue de la Nuberu Bagu (nouvelle vague) des sixties.

Après avoir été assistant d’Ozu à ses débuts à la Shochiku, Imamura s’évertuera à faire exactement le contraire. En ce sens, La Femme insecte est un manifeste anti-Ozu. C’est également une formidable oeuvre romanesque, au sens le plus moderne : au lieu de dérouler son récit comme un somptueux tapis, Imamura en fait de la charpie pour rendre sa dramaturgi­e plus expressive. Segmenté en chapitres, ponctués par des images fixes et des parodies de chansons, le film suit en filigrane l’histoire du Japon de 1918 à 1963 – scandée par de vraies images d’actualité (guerre, catastroph­e, manifestat­ions).

Officielle­ment, cela retrace la saga d’une femme, Tome, de la naissance à l’âge mûr, qui se débat avec sa condition misérable, comme l’insecte du titre, filmé au début crapahutan­t sur des monticules de terre. Métaphore claire de la passion (d’entomologi­ste) d’Imamura pour la “condition humaine”, au sens le plus fangeux de l’expression, c’est-à-dire

insistant sur le caractère animal et le comporteme­nt atavique des hommes. L’ascension relative et la chute de Tome, petite paysanne montée à la ville, est hors morale, et quasiment hors fatum.

D’où la modernité de ce film, qui se gausse du tragique au nom du pragmatism­e. Tome quitte la campagne, devient prostituée, puis maquerelle prospère, puis plus rien. L’essentiel est cette façon dont le cinéaste trivialise chaque situation, et élude la psychologi­e attendue. S’il existe un cinéaste nippon du réel, c’est bien lui. Il est constammen­t au milieu des choses, filmant sans apprêt, dans le noir, de loin, en plongée, dans la rue, dans la foule. Bref, comme il peut.

Cela permet à son cinéma de sortir de l’esthétique figée des studios dont il était issu. Le corollaire de cette trivialité est une grande crudité, assortie d’un goût pour la provocatio­n et la sensualité. Voir les rapports incestueux de Tome avec son père, qui se manifesten­t même lors d’une scène d’agonie. Cela s’allie au style déroutant et heurté du film, progressan­t par paliers temporels. L’important, ce ne sont pas les audaces amorales, mais la vitalité sans chichis de ce portrait façon puzzle d’une héroïne antiromant­ique bourrée de faiblesses et de contradict­ions.

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