La Femme insecte de Shohei Imamura
Chez Imamura, le désir humain détermine toute destinée : voir cette saga fracassée d’une femme pauvre mise en regard avec la trajectoire du Japon au XXe siècle.
CETTE RESSORTIE D’UN FILM RARE DE SHOHEI IMAMURA, HABITUÉ DU PALMARÈS CANNOIS, rappelle non seulement la fougue et le génie du cinéma nippon, mais combien certains réalisateurs japonais ont pourfendu les clichés sur leur pays. En particulier Imamura et Oshima, figures de proue de la Nuberu Bagu (nouvelle vague) des sixties.
Après avoir été assistant d’Ozu à ses débuts à la Shochiku, Imamura s’évertuera à faire exactement le contraire. En ce sens, La Femme insecte est un manifeste anti-Ozu. C’est également une formidable oeuvre romanesque, au sens le plus moderne : au lieu de dérouler son récit comme un somptueux tapis, Imamura en fait de la charpie pour rendre sa dramaturgie plus expressive. Segmenté en chapitres, ponctués par des images fixes et des parodies de chansons, le film suit en filigrane l’histoire du Japon de 1918 à 1963 – scandée par de vraies images d’actualité (guerre, catastrophe, manifestations).
Officiellement, cela retrace la saga d’une femme, Tome, de la naissance à l’âge mûr, qui se débat avec sa condition misérable, comme l’insecte du titre, filmé au début crapahutant sur des monticules de terre. Métaphore claire de la passion (d’entomologiste) d’Imamura pour la “condition humaine”, au sens le plus fangeux de l’expression, c’est-à-dire
insistant sur le caractère animal et le comportement atavique des hommes. L’ascension relative et la chute de Tome, petite paysanne montée à la ville, est hors morale, et quasiment hors fatum.
D’où la modernité de ce film, qui se gausse du tragique au nom du pragmatisme. Tome quitte la campagne, devient prostituée, puis maquerelle prospère, puis plus rien. L’essentiel est cette façon dont le cinéaste trivialise chaque situation, et élude la psychologie attendue. S’il existe un cinéaste nippon du réel, c’est bien lui. Il est constamment au milieu des choses, filmant sans apprêt, dans le noir, de loin, en plongée, dans la rue, dans la foule. Bref, comme il peut.
Cela permet à son cinéma de sortir de l’esthétique figée des studios dont il était issu. Le corollaire de cette trivialité est une grande crudité, assortie d’un goût pour la provocation et la sensualité. Voir les rapports incestueux de Tome avec son père, qui se manifestent même lors d’une scène d’agonie. Cela s’allie au style déroutant et heurté du film, progressant par paliers temporels. L’important, ce ne sont pas les audaces amorales, mais la vitalité sans chichis de ce portrait façon puzzle d’une héroïne antiromantique bourrée de faiblesses et de contradictions.