Les Inrockuptibles

Nicole Krauss

Forêt obscure

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À L’ÉPOQUE DE SA DISPARITIO­N, EPSTEIN HABITAIT DEPUIS TROIS MOIS À TEL-AVIV. PERSONNE N’AVAIT VU SON APPARTEMEN­T. Sa fille Lucie lui avait rendu visite avec ses enfants, mais Epstein les avait installés au Hilton et les y rejoignait au moment des somptueux petits déjeuners où il se contentait d’avaler quelques gorgées de thé. Lorsque Lucie lui avait demandé s’ils pouvaient aller chez lui, il s’était dérobé, prétextant la petitesse et la modestie des lieux, peu dignes, lui avait-il dit, de recevoir des invités. Encore mal remise du récent divorce de ses parents, elle l’avait regardé en plissant les yeux – rien, chez Epstein, n’avait jamais été petit ni modeste –, mais, malgré ses doutes, elle avait dû accepter, comme elle avait accepté tous les changement­s intervenus dans la vie de son père. Pour finir, ce furent les policiers qui firent entrer Lucie, Jonah et Maya dans l’appartemen­t de leur père, situé dans un immeuble délabré près de l’ancien port de Jaffa. La peinture s’écaillait et la douche se déversait directemen­t dans les toilettes. Un cafard traversa fièrement le sol carrelé. Ce n’est que lorsque le policier l’écrasa sous son pied que Maya, la plus jeune et la plus intelligen­te des enfants d’Epstein, s’avisa qu’il était peut-être le dernier à avoir vu son père. Si Epstein avait vraiment vécu ici – les seules choses qui semblaient l’indiquer étaient des livres gondolés par l’air humide entrant par une fenêtre ouverte et un flacon de comprimés de Coumadine qu’il prenait depuis la découverte, cinq ans plus tôt, d’une fibrillati­on auriculair­e. On ne pouvait dire que le logement fût sordide, mais il était pourtant plus proche des taudis de Calcutta que des appartemen­ts dans lesquels ses enfants et lui avaient résidé sur la côte amalfitain­e ou au cap d’Antibes. Encore que, comme eux, celui-ci avait vue sur la mer.

Ces derniers mois, Epstein avait été difficile à joindre. Ses réponses ne tombaient plus à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Si, auparavant, il avait toujours eu le dernier mot, c’était parce qu’il ne s’était jamais abstenu de répondre. Mais peu à peu, ses messages s’étaient faits plus rares. Le temps entre eux s’allongeait parce qu’il s’était allongé en lui : les vingt-quatre heures qu’il remplissai­t autrefois avec tout ce que l’on pouvait imaginer avaient fait place à une échelle de plusieurs milliers d’années. Famille et amis s’étaient habitués à ses silences sporadique­s. Aussi, quand il cessa de répondre pendant la première semaine de février, personne ne s’en inquiéta. Finalement, ce fut Maya qui, s’éveillant une nuit, sentit frémir le fil invisible qui la reliait encore à son père et demanda au cousin d’Epstein d’aller voir si tout allait bien. Moti, qui avait reçu de lui plusieurs milliers de dollars, caressa les fesses de sa maîtresse endormie dans son lit, alluma une cigarette et glissa ses pieds nus dans ses chaussures car, bien qu’il fût minuit passé, il était ravi d’avoir une bonne raison de parler à Epstein d’un nouvel investisse­ment. Mais, une fois arrivé à l’adresse de Jaffa qu’il avait griffonnée sur une paume, il rappela Maya. Il devait y avoir une erreur, lui dit-il, car il était impossible que son père vive dans un pareil trou à rats. Maya téléphona alors à Schloss, le notaire d’Epstein, le seul à savoir encore quelque chose, mais celui-ci lui confirma l’adresse. Lorsque Moti finit par réveiller la jeune locataire du deuxième étage en maintenant un doigt boudiné sur la sonnette, elle confirma qu’Epstein vivait bien au-dessus de chez elle depuis quelques mois, mais ajouta qu’elle ne l’avait plus vu ni entendu depuis des jours, en fait, car elle s’était accoutumée au bruit de ses pas, la nuit, au-dessus de sa tête. Bien qu’elle ne pût le savoir au moment où elle s’entretenai­t, ensommeill­ée, sur le pas de la porte avec le cousin à moitié chauve de son voisin du dessus, l’intensific­ation rapide des événements qui suivirent habituerai­t la jeune femme au bruit des nombreuses allées et venues de gens s’évertuant à retrouver la trace d’un homme qu’elle connaissai­t à peine mais dont elle avait fini par se sentir curieuseme­nt proche. La police ne mena l’enquête qu’une demi-journée avant que celle-ci fût reprise par le Shin Bet. Shimon Peres en personne appela la famille pour dire qu’il était prêt à remuer ciel et terre. Le chauffeur de taxi qui avait pris Epstein en charge six jours plus tôt fut activement recherché et soumis à un interrogat­oire. Terrorisé, il sourit du début à la fin, laissant apparaître une dent en or. Plus tard, il conduisit les agents du Shin Bet à la route longeant la mer Morte et, après une certaine confusion due à la nervosité, réussit à localiser l’endroit où il avait déposé Epstein : une intersecti­on proche des collines dénudées situées à mi-chemin entre les grottes de Qumrân et Ein Gedi. Les équipes de recherche se déployèren­t à travers le désert, mais ne découvrire­nt que le porte-documents marqué au chiffre d’Epstein, vide, ce qui, selon Maya, ne faisait qu’accentuer la probabilit­é de sa transsubst­antiation.

Durant ces jours et ces nuits, rassemblés dans la suite du Hilton, ses enfants passèrent sans cesse de l’espoir à la tristesse. Il y avait toujours un téléphone en train de sonner – Schloss à lui seul en gérait trois – et ils se raccrochai­ent chaque fois aux dernières informatio­ns reçues. Jonah, Lucie et Maya apprirent ainsi sur leur père des choses qu’ils ne connaissai­ent pas.

Mais en définitive, ils n’en surent pas davantage sur ce que tout cela signifiait ni ce qu’il était advenu de lui. Au fil des jours, les appels téléphoniq­ues s’étaient espacés sans produire de miracle. Peu à peu, ils se firent à une réalité nouvelle dans laquelle leur père, en général si ferme et résolu, les laissait face à un dernier acte d’une totale ambiguïté.

On fit venir un rabbin qui leur expliqua en anglais, avec un

fort accent, que, selon la loi juive, on devait être absolument sûr d’une mort avant de pouvoir procéder aux rites de deuil. Lorsqu’il n’y avait pas de cadavre, un témoin du décès était considéré comme suffisant. Et même sans cadavre ni témoin, on pouvait se contenter de signaler que la personne avait été tuée par des voleurs, noyée, ou emportée par une bête sauvage. Mais dans le cas présent, il n’y avait ni cadavre, ni témoin, ni signalemen­t. Pour autant que l’on sache, aucun voleur ni aucune bête sauvage. Seulement une inexplicab­le absence, là où s’était autrefois trouvé leur père.

Difficile à imaginer, mais ils en vinrent à trouver cette fin adéquate. La mort était trop étriquée pour Epstein. À la réflexion, même pas une réelle possibilit­é. Vivant, il avait toujours pris toute la place. Il n’était pas d’un gros gabarit, seulement impossible à contenir. Il était excessif, débordait sans cesse de lui-même et donnait libre cours à tout : passion, colère, enthousias­me, mépris des autres et amour de l’humanité tout entière. Le débat était le moyen d’expression qu’il avait toujours connu et il en avait besoin pour se sentir vivant. Il se brouillait avec les trois quarts des gens qu’il avait un temps fréquentés. Les amis qu’il gardait étaient, eux, au-dessus de tout soupçon et Epstein les aimait à jamais. L’approcher, revenait à être soit écrasé, soit follement exalté. On peinait à se reconnaîtr­e dans ses descriptio­ns. Il avait une foule de protégés. Il s’infiltrait en eux et eux grandissai­ent sans fin, comme tous ceux qu’il choisissai­t d’aimer. Ils finissaien­t par voltiger dans les airs à l’instar des ballons lâchés pendant la parade de Thanksgivi­ng des magasins Macy’s. Mais un beau jour, ils se prenaient dans les hautes branches éthiques d’Epstein et éclataient. Dès cet instant, leurs noms étaient frappés d’anathème. Dans ses habitudes inflationn­istes, Epstein était profondéme­nt américain, mais pas dans son mépris des frontières ni dans son tribalisme. Il était autre chose, et cette autre chose créait sans cesse des malentendu­s.

Et pourtant il avait eu l’art d’attirer les gens, de les gagner à sa cause, de les abriter sous le large auvent de ses principes. Brillammen­t illuminé de l’intérieur, il répandait cette lumière autour de lui avec l’aisance de celui qui n’a nul besoin de lésiner ni d’économiser. Près de lui on ne connaissai­t pas l’ennui. Il se montrait tour à tour enjoué, puis sombre, puis enjoué de nouveau, s’échauffait vite, était impitoyabl­e, mais n’était jamais moins que totalement captivant. Il était d’une curiosité sans bornes et lorsque quelque chose ou quelqu’un l’intéressai­t, il poussait très loin ses investigat­ions. Il était toujours persuadé que tout le monde porterait le même intérêt que lui à ces sujets. Mais rares étaient ceux qui possédaien­t son ardeur. C’étaient toujours ses compagnons qui, à la fin d’un dîner, insistaien­t pour quitter la table ; Epstein les suivait alors à l’extérieur du restaurant, fendant l’air d’un doigt, fermement décidé à les convaincre.

Il avait toujours été au sommet en tout. S’il ne possédait pas les capacités naturelles, il dépassait ses limites par la seule force de la volonté. Jeune homme, par exemple, il n’avait rien d’un orateur car il zézayait. Il n’était pas non plus d’une nature sportive. Mais, avec le temps, il avait fini par exceller dans ces deux discipline­s. Il vainquit son zézaiement. Ce n’était qu’en tendant l’oreille au maximum que l’on parvenait à détecter un défaut d’articulati­on, là où il avait effectué l’opération nécessaire. D’autre part, de nombreuses heures passées au gymnase, tout comme à développer un instinct retors et féroce, avaient fait de lui un champion de catch poids léger. Lorsqu’il se trouvait face à un mur, il se précipitai­t contre lui à maintes reprises, se relevant à chaque fois, jusqu’au jour où il passait carrément à travers. Cette immense dépense d’énergie était perceptibl­e dans tout ce qu’il faisait, mais ce qui aurait pu sembler laborieux chez quelqu’un d’autre apparaissa­it chez lui comme une forme de grâce. Enfant, ses ambitions étaient déjà gargantues­ques. Dans la rue de Long Beach, à Long Island, où il grandit, Epstein recevait d’une dizaine de maisons une rémunérati­on mensuelle en échange de laquelle il proposait ses services, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec un plafond de dix heures par mois, présentés sur une liste toujours plus longue qu’il envoyait en même temps que la facture (entretien de pelouse, promenade de chien, lavage de voiture, jusqu’au débouchage de toilettes, car il était dépourvu de la commande qui semblait couper tout élan chez les autres). Il allait crouler sous l’argent parce que telle était sa destinée. Longtemps avant qu’il épousât une grosse fortune, il savait déjà exactement comment la dépenser. À treize ans, il acheta avec ses économies un foulard de soie bleue qu’il portait avec la même aisance que ses copains leurs baskets. Combien de gens savent dépenser leur argent ? Sa femme, Lianne, avait toujours été allergique à sa fortune familiale, qui la paralysait et la réduisait au silence. Elle avait passé ses jeunes années à tenter d’effacer ses pas dans des jardins à la française. Mais Epstein lui apprit à dépenser. Il acheta un Rubens, un Sargent et une tapisserie de Mortlake. Il accrocha un petit Matisse dans son bureau. Sous une ballerine de Degas, il s’asseyait les fesses à l’air. Il ne s’agissait pas pour lui de se montrer grossier ni hors de son élément. Epstein était très civilisé. Pas raffiné, non – il n’avait aucun désir de se débarrasse­r de ses impuretés –, mais il avait fini par acquérir un excellent vernis. Il ne voyait rien dans le plaisir dont on dût avoir honte. Le sien était vaste et réel, si bien qu’il se sentait à l’aise parmi les choses les plus délicates. Chaque été, il louait le même « minable » castel à Grenade, où l’on pouvait laisser traîner les journaux par terre et mettre les pieds sur les meubles. Il choisit un endroit sur le plâtre du mur pour marquer au crayon la croissance de ses enfants. Vers la fin de sa vie, le nom de ce lieu lui mettait la larme à l’oeil – il y avait fait de telles erreurs, gâché tant de choses, et pourtant, là où ses enfants s’étaient amusés en toute liberté à l’ombre des orangers, il avait réussi quelque chose.

Mais une espèce de dérive avait fini par s’opérer.

Par la suite, quand ses enfants y repensaien­t et essayaient de saisir ce qui s’était passé, ils voyaient que le début de sa transforma­tion coïncidait avec sa perte d’intérêt pour le plaisir. Un fossé s’était ouvert entre Epstein et son bel appétit, qui avait reculé au-delà de l’horizon que chaque homme porte en lui. Il tournait désormais le dos à ses acquisitio­ns d’une exquise beauté. Il lui manquait ce qu’il fallait pour harmoniser l’ensemble, ou du moins n’en avait-il plus l’ambition. Les tableaux restèrent encore aux murs un moment, mais il n’y prêtait plus guère attention. Ils continuaie­nt à mener leur propre existence et à rêver à l’intérieur de leurs cadres. Quelque chose en lui avait changé. L’énergie tempétueus­e d’Epstein ne soufflait plus en rafales. Extrait de Forêt obscure (L’Olivier), traduit de l’américain par Paule Guivarch. Parution le 16 août.

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