Emmanuelle Bayamack-Tam
Arcadie
1. IL Y EUT UN SOIR ET IL Y EUT UN MATIN : PREMIER JOUR
Nous arrivons dans la nuit, après un voyage éprouvant dans la Toyota hybride de ma grand-mère : il a quand même fallu traverser la moitié de la France en évitant lignes à haute tension et antennes-relais, tout en endurant les cris de ma mère, pourtant emmaillotée de tissus blindés. De l’accueil reçu le soir même et de mes premières impressions quant aux lieux, je ne me rappelle pas grand-chose. Il est tard, il fait noir, et je dois partager le lit de mes parents parce qu’on ne m’a pas encore prévu de chambre – en revanche, je n’ai rien oublié de mon premier matin à Liberty House, de ce moment où l’aube a pointé entre les rideaux empesés sans vraiment me tirer du sommeil.
Allongés sur le dos, les mains mollement nouées dans leur giron, un masque de satin sur leurs visages de cire, mes parents me flanquent comme deux gisants paisibles. Cette paix, je ne l’ai jamais connue avec eux. De jour comme de nuit, il a fallu que je fasse avec les souffrances de ma mère et les soucis torturants de mon père, leur agitation permanente et stérile, leurs visages convulsés et leurs discours anxieux. Du coup, bien que je sois impatiente à l’idée de me lever et de découvrir mon nouveau foyer, je reste là, à écouter leur souffle, à me faire petite pour mieux jouir de leur chaleur et partager voluptueusement leurs draps.
Du dehors, des trilles guillerets me parviennent comme si des nichées de passereaux invisibles s’associaient à ma joie d’être en vie. C’est le premier matin et je suis neuve aussi. Je finis par me lever et m’habiller sans bruit pour descendre l’escalier de marbre, notant au passage l’usure des marches en leur milieu, comme si la pierre avait fondu. Je m’agrippe respectueusement à la rampe de chêne, elle-même assombrie et polie par les milliers de mains moites qui l’ont empaumée, sans compter les milliers de cuisses juvéniles qui l’ont triomphalement enfourchée pour une propulsion express jusque dans le hall d’entrée. Au moment même où j’effleure le bois verni, je suis assaillie de visions suggestives : Mädchen
in Uniform, kilts retroussés sur des jambes gainées de laine opaque, chevelures nattées, rires aigus des filles entre elles.
Il y a là quelque chose qui tient aux lieux eux-mêmes, à leur imprégnation par un siècle d’hystérie pubertaire et d’amitiés saphiques – mais je n’en comprendrai la raison que plus tard, quand j’aurai connaissance de la destination première de la bâtisse où je viens tout juste d’emménager. Pour l’heure, je me contente de descendre l’escalier à petits pas et de humer comme une odeur de religion dans le grand hall au dallage bicolore. Oui, ça sent l’encaustique, le parchemin, la cire fondue et la dévotion, mais je m’en fous complètement : ouste, à moi la liberté, l’air vivifiant du dehors, l’évaporation de la rosée, le petit matin rien que pour moi.
Arcady me surprend sur le perron majestueux et surmonté de sa marquise à la ferronnerie compliquée, immobile, interdite face à tant de beauté : la pinède en pente douce, les plants de myrtilliers, le soleil que les arbres filtrent en faisceaux poudreux, l’appel voilé d’un coucou, le détalement furtif d’un écureuil sur un lit de mousses et de feuilles.
– Ça te plaît ?
– Oui ! C’est trop bien !
– Prends, c’est à toi.
Je ne me le fais pas dire deux fois, et je détale moi aussi sous les grands arbres, en direction du poudroiement magique de la lumière, à la recherche de cet oiseau invisible dont les roucoulements rencontrent si bien ma propre émotion. Moyennant quoi, je ne tarde pas à tomber sur ma grand-mère, plongée dans la contemplation perplexe d’un gros tumulus de terre meuble au pied d’un pin. Elle jette à peine un regard dans ma direction :
– C’est quoi, tu crois ? Une tombe ? On dirait que quelqu’un a creusé récemment. Ça ne me dit rien qui vaille, moi, ce truc, cette maison, cet Arcady…
Je serais toute disposée à me prêter au jeu des élucubrations macabres si ma grand-mère n’était pas nue comme un ver sous la feuillée. Naturiste dans l’âme, elle ne perd pas une occasion pour se désaper, mais j’espérais quand même qu’elle attendrait un peu avant de tomber sa robe à sequins. Pour ma part, je suis habituée à voir Kirsten déambuler dans le plus simple appareil. Un de mes premiers souvenirs, c’est de m’être trouvée nez à nez avec sa vulve alors que je sortais de ma chambre. Mon regard arrivait à peu près à la hauteur du piercing industriel qui transperçait l’une de ses grandes lèvres, une sorte de rivet doré du plus bel effet, et je n’ai pas pu m’empêcher d’y porter la main pour m’en emparer fermement, suscitant des hurlements compréhensibles : – Lâche ça, Farah, ce n’est pas un jouet !
Comme je devais avoir trois ans, j’ai tiré de plus belle sur cet objet fascinant. Bang, premier souvenir, première gifle. J’ai hurlé moi aussi, suscitant l’irruption affolée de mes parents. Prenant illico la mesure du drame qui venait de se jouer, Marqui m’a hissée dans ses bras avec une dignité réprobatrice :
– Kirsten, quand même, allez enfiler quelque chose, je ne sais pas moi, une culotte, un tee-shirt ! Vous êtes fatigante !
– Nous sommes en famille ! Je ne vais quand même pas me gêner avec ma propre famille ! Et c’est qu’elle m’a fait mal, en plus, cette petite dinde !
– Bien fait pour vous : la prochaine fois vous éviterez de provoquer les enfants en bas âge avec votre quincaillerie !