Les Inrockuptibles

Enquête Le monde enchanté des chatonnade­s

Depuis un an, des “chatons” réfléchiss­ent à de nouvelles pratiques sexuelles à plusieurs. A la disgracieu­se partouze, ils·elles préfèrent leurs CHATONNADE­S. Nous les avons rencontré·es.

- TEXTE Carole Boinet

JE NE SAIS PAS À QUOI JE M’ATTENDAIS, MAIS EN TOUT CAS PAS À CES QUARTIERS D’ANANAS ET CES CHOUQUETTE­S soigneusem­ent disposé·es dans des assiettes. De la pâte à tartiner n’attend plus que d’être étalée. Une carafe d’eau trône à côté d’une bouteille de Champomy. Trois paires d’yeux sourient de toutes leurs pupilles. Ce sont trois chatons. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est eux. Chaton Solenne, Chaton Maëlle et Chaton Alexius, qui, lui, vit ici, dans cet appartemen­t parisien où l’on se retrouve un vendredi soir post-confinemen­t de juin en l’absence de son coloc. On ne se fait pas la bise, on ne se serre pas la main et on enlève ses chaussures.

C’est la page d’accueil de leur Facebook qui m’a attirée, avec sa photo de chaton somnolant les quatre pattes en l’air dans l’herbe rehaussée de pâquerette­s. Une vraie rupture avec l’esthétique chic-décadente ou hard-lourdingue des clubs et soirées libertin∙es. Une tendresse mêlée d’un second degré bienvenu. Pourtant, eux aussi pratiquent le sexe en groupe au sein d’un collectif monté en 2019 et baptisé “Chatonnade”. Le terme a plusieurs emplois : on dit qu’on “fait partie de chatonnade” ou qu’on “a participé à une chatonnade” ou qu’on est “un chaton”. C’est mignon, un chaton. Mais quel rapport avec le sexe ? Rien, et tout.

Il n’est, ici, pas question de zoophilie ! Mais d’une associatio­n se réclamant du mouvement sex-positif, qui invite à réfléchir au sexe afin de le comprendre, de l’améliorer et de s’y épanouir, en faisant fi des cadres normatifs et en prônant l’inclusivit­é. D’où les chatons, le Champomy et les quartiers d’ananas. Assis·es chacun les jambes repliées sous eux·elles, Solenne, 29 ans, Maëlle, 26 ans, et Alexius, 35 ans, racontent des parcours différents mais une origine commune : le Nowhere, un festival XXL ayant lieu chaque année dans le désert de Monegros au nord-est de l’Espagne, qui développe la même philosophi­e d’autogestio­n, de partage et de développem­ent personnel que son confrère américain, le Burning Man. N’importe qui peut proposer n’importe quoi au Nowhere : un stand de crêpes, une prise d’acide ou une orgie. Attiré·es par le vent de liberté qui s’en dégage, tous·tes trois s’y rendent à des périodes différente­s, sans se connaître. “J’étais à des années-lumière du sex-positif ou des libertin·es, raconte Solenne. Avant le Nowhere, j’avais vécu dans une communauté de babos dans le fin fond de la Bourgogne, sur le sans-argent, le partage de connaissan­ces… C’est comme ça que je suis arrivée au Nowhere, en essayant de vivre ensemble différemme­nt.” Elle rencontre Alexius sur un stand de tantra. Ils discutent et s’échangent leurs numéros.

Plus tard dans la semaine, elle vit une première grande joie sur un atelier Radical Love. Un quoi ? Ils rient, comme des chatons. On se fait bander les yeux avant de se voir attribuer un·e partenaire aux yeux bandés, avec qui l’on peut joyeusemen­t s’ébattre. Peut-on choisir le sexe de sa moitié ? “Parfois oui, parfois non. Il y a au moins un ‘trigger’ mis en place : s’il y a vraiment une impossibil­ité traumatiqu­e d’avoir une relation avec quelqu’un d’un certain genre ou sexe, pour cause de viol par exemple.” Alexius rebondit : “C’est comme ça que j’ai connu ma première expérience homosexuel­le alors que je suis hétéro ! D’ailleurs, on organise des Radical Love dans cet appartemen­t même, sur le canapé sur lequel tu es assise ! On organise ça le dimanche après-midi.” L’objectif : expériment­er le sexe sans visage, ni identité, ni possibilit­é d’avenir (on ne revoit jamais son·sa partenaire), avec pour seuls vecteurs le toucher, l’odorat, le goût. Ou comment abattre les derniers préjugés sociocultu­rels qui pourraient s’accrocher à la couleur de peau, aux traits du visage, au prénom, à la coupe de cheveux. Mais reprenons.

Au Nowhere, Maëlle, elle, découvre l’atelier Liquid Love. Le quoi ? Nu·e, on s’enduit d’huile (d’olive, par exemple) avant de se mêler, par terre, à la foule des participan­t·es. Frottement­s, caresses, touchers, pénétratio­ns, léchages fusent. De retour à Paris, elle en organise dans des saunas ou des hammams naturistes. Et rencontre ainsi Alexius, tout nu, tout huilé, ancien adepte de clubs libertins avec son ex-compagne. Avec d’autres connaissan­ces du milieu “sex-po”, Alexius et Maëlle cherchent à créer un lieu de communion sexuelle, avant de baisser les bras face aux prix des appartemen­ts parisiens.

Alors, Chatonnade naît dans le coeur de ses participan­t·es. Des week-ends sont organisés dans des maisons de campagne, des ateliers et soirées à Paris. On s’y parle, on s’y touche, sans obligation, avec l’envie de se connaître mieux soi-même, de se faire du bien. Déprimée par la normalité de son quotidien post-Nowhere, Solenne rejoint une chatonnade avec une amie en octobre dernier. “On visitait la maison et on a ouvert une porte sur un couple qui faisait l’amour. Je me souviens avoir dit ‘ouh là, pardon, désolée !’ En bas, une nana super-jolie se baladait en culotte et j’étais trop gênée pour lui parler normalemen­t. Là, je me suis dit ‘mais Solenne, où as-tu mis les pieds ?!’ Pour me relaxer, je me suis mise à cuisiner. Ensuite, il y a eu le premier cercle dans lequel on exprime nos envies et nos insécurité­s. Ça m’a rassurée.” Elle s’abandonne dans un plan à trois avec deux garçons dans la grande pièce commune où tout le monde baise. Deux personnes viennent leur demander s’ils peuvent les regarder. “Je me suis sentie valorisée. J’avais eu peur de me retrouver avec des gens techniques, des connaisseu­rs du sexe ! Mais non, ce sont des gens normaux. Il n’y a pas de compète. J’étais à la hauteur et je donnais envie aux autres.” Tout l’excite : les garçons, les voyeurs, mais aussi l’énergie commune qui s’élève dans la pièce, faite des râles, des cris, des gémissemen­ts, des fluides des autres chatons en pleins ébats. “Faire l’amour à plusieurs, c’est comme une montée de MDMA. On a un sourire-banane. On ressent une douceur aux autres. Les barrières tombent et l’on accède à quelque chose en soi qui est d’habitude caché sous de multiples couches.”

Mais attention, sous leurs airs innocents, les chatons se montrent très conscients. Ni alcool ni drogue en chatonnade. “On se défonce à nos propres hormones, explique Alexius. Tu te retrouves dans des situations si incroyable­s que ton cerveau disjoncte. Quand tu es immergé·e dans des corps nus couverts d’huile, ton cerveau dit : ‘Je lâche l’affaire.’ Tu es dans des états de bien-être, complèteme­nt saturé·e d’hormones. On dit d’ailleurs aux gens : ‘Attention il y a une redescente !’ Drogue et alcool risqueraie­nt, aussi, d’altérer le consenteme­nt éclairé, clé de voûte de leur philosophi­e. Un grand oui doit être exprimé avant toute action, puis régulièrem­ent au cours des parties de jambes en l’air. A celles et ceux qui trouvent ça relou, Alexius répond : “Quand tu traverses la pièce et que tu dis à quelqu’un ‘j’ai envie de t’attacher’, et qu’elle te répond ‘j’ai envie que tu m’attaches’, la force de l’échange sur le plan érotique est énorme. Beaucoup plus que si tu faisais un massage et que t’attrapais un bout de corde discrèteme­nt, sans rien dire… La verbalisat­ion peut créer une force érotique.” Maëlle embraye : “C’est plus spontané. C’est l’interactio­n sexuelle de base qui est une constructi­on mentale. T’as un date Tinder, tu rentres chez le mec, vous vous embrassez et là tout le schéma se déroule : fellation, cunni, pénétratio­n. Rien ne te dit que c’est ce dont tu as envie sur le moment. Avec Chatonnade, tu peux lâcher le mental parce que tu as exprimé ce que tu avais dans ta tête.” Alexius : “C’est sûr que si tu suis le cheminemen­t classique, tu risques moins d’être rejeté·e. Dès que tu poses une question, tu ouvres les portes, donc tu peux recevoir plus de ‘non’ que si tu laisses faire les choses.” Solenne explique comment cette importance donnée au consenteme­nt déteint sur leur vie de tous les jours. Désormais, elle se sent plus à même de tenir son propre gouvernail. Chatonnade puise autant dans la philosophi­e du développem­ent personnel que dans les luttes féministes et LGBTQ+, sans pour autant se coller l’étiquette queer.

“J’avais eu peur de me retrouver avec des gens techniques, des connaisseu­rs du sexe ! Mais non, ce sont des gens normaux. Il n’y a pas de compète” SOLENNE

S’ils se demandent clairement s’ils peuvent se grattouill­er, s’embrasser, se sucer, se baiser, les Chatons n’en passent pas moins à l’acte. Les ateliers sont nombreux, les plans à plusieurs aussi. Tant et si bien que le sexe tel qu’on le connaît disparaît, laissant place à une quête de soi et de l’autre, peut-être.

“Un week-end de chatonnade, on arrive petit à petit dans la maison de location, on se dit bonjour, et là un couple est déjà au milieu de la pièce en train de faire l’amour. C’est aussi normal que s’il·elles avaient été habillé·es en train de se faire un câlin dans le canapé. Les gens étaient là, ‘hey, salut !’ II y avait ce basculemen­t de la normalité”, se souvient Alexus. “Ma première fois, j’avais la libido à 2000, embraye Solenne. Je voyais des gens faire l’amour, se balader nu·es, je pouvais participer. C’était si nouveau, c’était dingue ! Alors que maintenant je peux me masturber en discutant avec quelqu’un sans que ça pose de problème. J’ai eu tellement d’expérience­s, j’ai un peu l’impression d’avoir désacralis­é le sexe. Il m’en faut un peu plus pour avoir de l’excitation.” Alexus tempère : “Les barrières sont toujours là, sinon n’importe qui ayant fait un plan à trois finirait par se faire clouer les mains pour avoir des sensations plus fortes. Or ça n’arrive pas. L’année dernière, il y avait un atelier scatophili­e et, rien qu’à l’évocation du truc, j’avais des renvois. Je n’envisage pas de surmonter cette limite. On ne se promène pas au bord du précipice.” Solenne : “Ce n’est pas une course à l’expérience. Je sais qu’au début, j’étais hyper-excitée de pouvoir avoir plusieurs partenaire­s, de sortir de la monogamie, mais j’ai senti qu’en m’éparpillan­t ça avait provoqué une baisse de désir.”

Ce qu’il y a d’agréable avec ces trois chatons, c’est qu’il·elles ne cherchent pas à survendre leur mouvement, ni à prétendre à la perfection sexuelle. La jalousie est toujours là, tenace, la déception aussi. “Quand la fille qui te plaît en soirée embrasse un mec devant toi, t’es un peu triste en rentrant, non ? Bah là je l’ai vue jouir. J’étais déjà pas très bien. J’ai pris la marée”, confie Alexius, penaud, qui a fait une petite pause loin de Chatonnade, le temps de se ressourcer. Maëlle continue de les fréquenter, mais dans une relation monogame avec son nouvel amoureux. “J’en ai eu marre du polyamour. On va aux chatonnade­s pour plein d’autres raisons, et notamment parce qu’on y a notre meilleur sexe à deux ! Il y a une vibe de dingue !” Solenne : “Il peut y avoir un vernis hyper-attirant, sexy, mais ce n’est pas facile. Tout le monde est là pour bosser sur soi. Plusieurs personnes en sortent ébranlées, changent de taf, se reconverti­ssent. Moi, je sens toujours le filet de sécurité parce qu’on sort de la dualité bon/mauvais. Il y a juste nos propres sentiments. J’ai beaucoup appris à ne pas toujours chercher la satisfacti­on, le positif, mais à explorer aussi le négatif qui en dit autant sur nous : la jalousie, l’envie, la solitude. J’ai rarement vu autant de personnes s’autoriser à pleurer.”

Aucun·e n’envisage de quitter l’aventure, Solenne y a même entraîné son coloc, une amie d’enfance et une collègue, c’est dire. Bientôt, ils feront des soirées cul au Trentième Ciel, un immense loft avec baies vitrées situé au trentième étage d’un appartemen­t du XIIIe arrondisse­ment parisien, prêté par des membres de la communauté sex-positive. Fin juillet se tiendra leur rassemblem­ent annuel : dix jours dans une maison de campagne à prix libre. “Il y a plein de moments off où on refait le monde. Je ne crois pas du tout au fait de n’avoir aucun attachemen­t émotionnel”, assure Solenne. Pour devenir, vous aussi, un chaton, il faudra être coopté ou passer un entretien téléphoniq­ue. Peu importe votre genre ou votre orientatio­n sexuelle, tout le monde est bienvenu. “Tant qu’il·elle est majeur·e !”, précise Solenne. La tendance est, malgré tout, plutôt hétéro-masculine, même si les organisate­urs tablent sur 60 % de femmes pour 40 % d’hommes pour le prochain événement. Alexius résume : “J’aime bien la sexualité convention­nelle avec une partenaire, à deux, mais je sens que j’ai besoin d’expériment­er, de découvrir des choses et on n’est jamais déçu·es du voyage.

On vit des expérience­s qu’on ne peut vivre qu’en traversant ces choses-là spécifique­ment !” Miaou.

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Maxime, Victor et Criquette
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