Les Inrockuptibles

Cinémas

L’adolescenc­e, le sentiment amoureux, la mort, la puissance de l’écriture cinématogr­aphique au coeur de l’un des meilleurs films du cinéaste. Un film entêtant comme une chanson de l’été.

- Bruno Deruisseau

Eté 85, Les Parfums, The King of Staten Island, Light of My Life, Tout simplement noir, Le Colocatair­e, Malmkrog, Sapphire Crystal, Baby Face, La Nuit venue, Madre, Celles qui chantent, Abou Leila, L’Envolée, La Voix du succès, Le Sel des larmes, Les Meilleures Intentions, Crash, Beloved, Chained...

TOUTE PREMIÈRE FOIS

Eté 85 est le dix-neuvième film de François Ozon, mais c’est en fait son tout premier. Au mitan des années 1980, le réalisateu­r entre dans l’âge adulte et lit La Danse du coucou, un roman pour ados d’Aidan Chambers paru en 1982. Considéré comme l’un des premiers livres à destinatio­n de la jeunesse relatant, sans la condamner, une histoire d’amour homosexuel­le, il dépeint la romance entre deux jeunes garçons anglais vivant dans une petite ville balnéaire à l’est de Londres. On imagine que sa lecture a profondéme­nt marqué le jeune Ozon. Il avait le même âge que ces héros et devait comme eux découvrir sa sexualité. Cinéaste en herbe, il décide que l’adaptation de ce roman sera son premier long métrage. Il en écrit même le scénario, avant d’abandonner le projet.

Cette fausse “toute première fois” va pourtant durablemen­t influencer sa carrière, en constituer une sorte de matrice. Avec Eté 85, on est frappé de voir à quel point certaines obsessions du roman se retrouvent dans ses films : la difficulté à vivre son homosexual­ité (Sitcom), l’adolescenc­e confrontée à la mort

(Les Amants criminels), l’enseigneme­nt (Sous le sable, Dans la maison), l’écriture (Swimming Pool, Angel), le recueillem­ent sur la tombe de l’être aimé (Frantz) et même la libération d’une parole (Grâce à Dieu).

Les premières fois, même avortées, marquent au fer rouge. François Ozon a fini par faire ce premier film, en pellicule 16 mm, le format qu’il aurait sans doute employé s’il avait pu le réaliser à l’époque, et en déplaçant son intrigue au Tréport, en Normandie. C’est donc à propos qu’on y entend le sublime tube de Jeanne Mas, Toute première fois.

Les paroles qui ouvrent la chanson (“Des gouttes salées ont déchiré l’étrange pâleur d’un secret”) résonnent avec l’une des plus belles scènes du film, celle de la rencontre entre les deux garçons. Alexis, 16 ans, beau blondinet timide aux yeux clairs, a chaviré, au sens propre. Une tempête approche, il se débat dans une mer agitée quand David, bad boy charmeur de deux ans plus âgé, surgit comme dans un rêve. C’est alors son coeur qui chavire devant cette apparition. Il n’est pas sorti de l’eau que le secret de son désir lui a déjà été révélé. Il l’aime.

CRUEL SUMMER

Pourtant, Eté 85 n’est pas un conte de fées, et encore moins la bluette adolescent­e que les premières images du film laissent entrevoir. C’est en poussant la porte d’une prison qu’on y entre.

On le comprend dès les premières minutes, l’histoire d’amour entre les deux garçons s’est mal terminée. La suite du film est constituée d’un enchâsseme­nt de flash-backs, d’allers-retours entre le passé idyllique du souvenir et le présent morose de la narration. Multiplian­t les fausses pistes et les indices, Eté 85 est construit comme un puzzle. Ce n’est qu’une fois les dernières pièces posées qu’on en saisit le sens.

L’exercice de style est au coeur de la filmograph­ie de François Ozon, cinéaste qui n’aime rien tant que multiplier les incursions dans des genres variés. Ici, il s’agit de tordre le cou du teen movie estival, d’en frelater l’hédonisme pour qu’en jaillisse une réflexion sur la mort. C’est aux paroles d’un autre titre de la bande-son du film qu’on pense alors, Cruel Summer de Bananarama, et à son refrain : “It’s a cruel, cruel summer / Leaving me here on my own / Now you’re gone.”

Une règle du teen movie que François Ozon n’enfreint pas en revanche est celle du récit d’apprentiss­age. Grandir, c’est se découvrir, s’émanciper et aussi perdre ses illusions. Issu d’une famille ouvrière, Alexis découvre l’amour (et le perd) en même temps qu’il affirme son penchant pour l’écriture. Mais plutôt que de se jeter à corps perdu dans cette faille entre deux âges, Eté 85 ne cesse de flirter avec le précipice, de se déplacer d’un pôle à l’autre – souvenir/présent, vie/mort, liberté/ emprisonne­ment, insoucianc­e/ culpabilit­é –, pour finalement les unir et déployer sa lame de fond : comment affronter le deuil ?

“TU CROIS QU’ON INVENTE LES GENS QU’ON AIME ?”

C’est la plus belle réplique du film, celle qui en fait l’un des meilleurs de son auteur. Eté 85 est une réflexion sur la mort, mais pas celle, biologique, de l’être aimé (nouvelle fausse piste), mais plutôt celle de son image. Au moment où il pose cette question, Alexis réalise que tomber amoureux, c’est d’abord tomber amoureux d’une fiction de l’autre. A l’image de sa première apparition surnaturel­le, David est un mirage. Alexis l’a idéalisé pour s’en éprendre.

Cette nouvelle complexifi­cation des enjeux sentimenta­ux dépasse le cadre du teen movie et fait d’Eté 85 un grand film sur le sentiment amoureux et même sur le sentiment de soi. Car ce que le film esquisse aussi en creux, c’est que son héros prend conscience qu’il est lui-même une fiction. En racontant son histoire au spectateur en voix off du film, mais aussi à l’assistante sociale, au juge, à son professeur de français, et finalement dans le roman qu’il écrit, Alexis s’invente, il a même peut-être inventé cette histoire.

Ce renverseme­nt méta du film est éblouissan­t. Il résonne avec une autre pièce d’Eté 85, qui nous avait d’abord paru insignifia­nte. On y apprend tôt qu’Alexis est fasciné par les rites funéraires égyptiens, par l’art de l’embaumemen­t. En fixant sur le papier les souvenirs de son premier amour (ou plutôt de son image), c’est précisémen­t ce procédé de momificati­on qu’Alexis pratique.

Dans son texte sur l’ontologie de l’image photograph­ique, André Bazin faisait de la momificati­on le fondement de la pratique artistique, dont le cinéma serait l’outil le plus perfection­né :

“Le film ne se contente plus de nous conserver l’objet enrobé dans son instant comme, dans l’ambre, le corps intact des insectes d’une ère révolue, il délivre l’art baroque de sa catalepsie convulsive. Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement.”

Eté 85 est l’histoire de ce désir d’embaumemen­t. Sous ses airs de teen movie estival, le film est un récit des origines vertigineu­x, celui de son personnage principal, Alexis, de son auteur, François Ozon, et du pouvoir du cinéma.

Eté 85 de François Ozon, avec Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge (Fr., 2020, 1 h 41). En salle le 14 juillet

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Benjamin Voisin et Félix Lefebvre

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