Les Inrockuptibles

Baby Face

- Murielle Joudet d’Alfred E. Green

Film exemplaire de la période pré-Code Hays, Baby Face met en scène la volonté de puissance d’une femme qui a compris que le sexe faisait tourner le monde.

PARENTHÈSE ENCHANTÉE DE FILMS ÉLECTRISÉS, LE CINÉMA HOLLYWOODI­EN PRÉ-CODE se loge entre deux événéments : le krach boursier de 1929 et l’introducti­on du Code Hays par le très puritain Joseph I. Breen, qui tente un coup de balai moraliste sur les images produites par les studios et la vie privée des dieux et déesses qui régnaient sur Hollywood.

Réalisés par des cinéastes très divers, les films Pré-Code partagent une même esthétique : réalisme âpre, exploratio­n des bas-fonds, rapport frontal au sexe, descriptio­n des grands centres urbains rongés par le vice, vitesse d’exécution vertigineu­se. Le film Pré-Code, c’est un bâton de dynamite qui, sur une durée moyenne d’1 heure 10, explose à intervalle­s réguliers au rythme cyclothymi­que des grands malheurs et des grandes joies qui scandent une vie.

Et le malheur a une place privilégié­e, comme si, à chaque fois, la Grande Dépression donnait le coup d’envoi de la fiction : plongé·es dans une extrême pauvreté, les héros et héroïnes de ces films se débrouille­nt comme ils·elles peuvent, par la seule force de leur individual­isme enragé. La période Pré-Code colle à la peau de l’histoire américaine et fait de la survie économique le coeur de la narration – le crime, la prostituti­on et la corruption y sont omniprésen­t·es.

Le Pré-Code, c’est Zola à Hollywood. Baby Face d’Alfred E. Green, c’est Nana à New York, l’un des exemples les plus affolants de cette période. Un woman’s picture brûlé : prostituée par son père qui gère un bar, Lily Powers (Barbara Stanwyck) quitte la Pennsylvan­ie après un incendie qui la libère de l’emprise paternelle. Elle écoute d’une oreille les conseils d’un client qui lui reproche de ne pas suffisamme­nt exploiter ses charmes et sa force – grand lecteur de Nietzsche, il instille en elle la “volonté de puissance”. Lily n’a même pas besoin de lire le philosophe, elle comprend tout de suite, débarque à New York et se fait embaucher dans une banque où ses charmes lui font gravir les échelons – à chaque fois qu’elle met le grappin sur un employé, la caméra de Green glisse sur le building de l’entreprise et monte d’un étage. La métaphore, aussi splendide que scandaleus­e, est le symbole même de l’esthétique Pré-Code : on va très vite, on emprunte des raccourcis géniaux.

Baby Face n’a vraiment pas le temps de juger son héroïne, qui exploite autant qu’elle est exploitée. Victime et bourreau, Lily va là où est l’argent mais devient trop dure et calculatri­ce pour encore ressentir quelque chose. Comme Nana, Lily rend dingues les hommes qu’elle croise, elle est le corps qui révèle à quel point le sexe fait tourner le monde. Elle le comprend et en profite, se fait entretenir, se recouvre de fourrures, de cynisme et de bijoux. Elle devient l’Intrigante : sa vie intime s’étale sur les front pages, les femmes la jalousent, les hommes se suicident pour ses beaux yeux – la misogynie comme les sacrifices, rien n’a de prise sur cette sur-femme qui ne pense qu’à croître et conquérir. La force subversive de Baby Face est intacte, brûlante : elle nous place par-delà le bien et le mal.

Baby Face d’Alfred E. Green, avec Barbara Stanwyck, George Brent (E.-U., 1933, 1 h 11, reprise le 1er juillet, avec neuf autres films de l’ère Pré-Code dans le cadre de la rétrospect­ive Forbidden Hollywood :

La Belle de Saïgon, Blonde Crazy, Female, Ames libres, Jewel Robbery…)

 ??  ?? Barbara Stanwyck
Barbara Stanwyck

Newspapers in French

Newspapers from France