Naissance de la Camargue
En 1927, ce delta, propriété d’une compagnie chimique, passe sous la protection de naturalistes et de scientifiques.
Par Rémi Luglia et Alexandre Serres
Le 4 février 1927, la compagnie chimique et métallurgique Alais- FrogesCamargue (AFC, future Pechiney) conclut un « contrat général de surveillance » avec la Société d’acclimatation, fondée en 1854 et représentée par son président Louis Mangin, directeur du Museum national d’histoire naturelle, afin de protéger près de 10 000 ha autour de l ’ étang de Vaccarès en Camargue. Par cet acte naît, entre sel et Rhône, la première réserve naturelle de France métropolitaine1.
Si la France peut apparaître comme précurseur en matière de protection de la nature – mouvement de protection des paysages qui aboutit à la loi Beauquier de 1906 ou encore organisation à Paris en 1923 et 1931 des deux premiers Congrès internationaux pour la protection de la nature –, les contemporains ont le sentiment que le pays accuse un retard certain car il n’a pas créé de parcs nationaux dans les années 1910, contrairement à ses voisins.
La mise en place d’une réserve naturelle en Camargue en 1927 est d’ailleurs envisagée comme provisoire. Présente dans la région depuis 1855, la compagnie AFC exploite le plus grand salin du monde au xixe siècle, le salin de Giraud, au sud-est de la Camargue. La région est alors l’objet d’un conflit autour de la gestion de l’eau2 : les saliniers, au sud, veulent de l’eau salée ; les viticulteurs, au nord, rejettent de plus en plus d’eau douce. Et c’est l’étang de Vaccarès, aux mains D’AFC, qui constitue la zone tampon entre ces acteurs. Or l’augmentation des rejets d’eau douce dans le Vaccarès avec l’augmentation de la superficie des vignes ainsi que la multiplication d’années pluvieuses font craindre l’inondation du salin ; le Vaccarès atteint en 1928 son plus haut niveau depuis 1900.
Façonnée par les hommes
Soutenus par le mouvement régionaliste Félibre, les naturalistes ambitionnent d’établir en Camargue une « réserve naturelle intégrale », un « sanctuaire de la nature » afin de permettre sa régénération par l’exclusion des activités humaines. L’idée de réserve n’est pas nouvelle mais se fonde ici sur le concept d’« équilibre naturel », qui postule que toutes les espèces sont en « harmonie » dans la nature et que celle-ci n’est plus au service des hommes. Ils oublient un peu vite que la Camargue qu’ils connaissent n’existe que par l’intervention humaine, grâce à l’édification de digues par l’état à partir de 1856 !
De son côté, la compagnie AFC souhaite conserver le contrôle du niveau et de la salinité de ces eaux pour continuer à exploiter le sel et sauvegarder son pouvoir sur le delta. Elle fait alors appel aux naturalistes de la Société d’acclimatation avec qui
La réserve est un modèle pour la protection de la nature en France
certains de ses administrateurs entretiennent des relations amicales et qui entendent maintenir un taux de salinité élevé afin de préserver la biodiversité. La réserve constitue dès lors un véritable « périmètre de protection » de l’exploitation salinière. Une personnalité se révèle déterminante : Gabriel Tallon, ancien ingénieur chimiste D’AFC, botaniste renommé, et premier directeur de la réserve.
Des principes novateurs
Si le schéma est clair, la réalisation est malaisée car les naturalistes ne sont pas préparés à gérer eux-mêmes une réserve. Il leur faut quatre ans pour rénover et bâtir les aménagements nécessaires.
Tout semble remis en cause lorsqu’en 1931 des élus et ingénieurs locaux lancent un plan d’expropriation qui vise à « mettre en valeur » le Vaccarès en l’asséchant, le dessalant et le cultivant. Mais ce projet est finalement abandonné, notamment grâce au vote de la loi Labroue en juillet 1931 interdisant pendant dix ans la plantation de nouveaux pieds de vigne.
Menacée de disparaître à plusieurs reprises, la réserve de Camargue est finalement classée le 8 juin 1942 par l’état au titre de la loi de 1930 sur les monuments naturels. La pérennité de la réserve n’a finalement été garantie qu’en raison de la perte de l’utilité économique des étangs.
Modèle de développement pour la protection de la nature en France, cette réserve a défini des principes novateurs : initiative privée et non publique ; maîtrise foncière ; gestion directe par les savants-protecteurs. Elle a inspiré la mise en réserve en 1930 de l’archipel des Sept-iles (Côtes-d’armor), du Néouvielle (Pyrénées) en 1935 et du Lauzanier (Alpes) en 1936. L’état prend le relais en créant les parcs nationaux (1960), les parcs naturels régionaux (1967) et le Conservatoire du littoral (1975).
Ainsi, forte d’une occasion inattendue et d’une bonne gestion, la Société d’acclimatation, devenue en 1960 la Société nationale de protection de la nature, est parvenue à protéger l’unique delta français, et le seul préservé de la Méditerranée. n