L'Histoire

Les sagas : histoire ou fiction ?

Nous ne disposons que de peu de sources pour faire l’histoire des vikings. La redécouver­te, au xviie siècle, des grands récits de héros ou de familles apparaît alors comme une chance. Mais jusqu’à quel point peut-on les croire ?

- Par Torfi H. Tulinius

Norvège, xe siècle. Un Islandais nommé Egill arrive pour réclamer l’héritage de son épouse norvégienn­e, dont il a été spolié par son beau-frère. Mais ce dernier se trouve être un ami du roi Erik à la Hache sanglante : le procès tourne à l’empoignade et le roi maintient l’injustice. Comble d’affront : l’islandais est déclaré hors-la-loi. Mais il n’a pas froid aux yeux. Aguerri lors des expédition­s vikings, il se venge cruellemen­t en tuant son beau-frère et le fils aîné du roi. Puis il érige un « piquet d’infamie » où il grave des runes exhortant les esprits tutélaires de la Norvège à se soulever contre le roi et à le bouter hors du royaume.

Peu après, Erik est contraint de quitter la Norvège, certaineme­nt à cause de ses pratiques sanguinair­es de gouverneme­nt – il aurait décapité dix-sept de ses dix-huit frères. Il s’installe en Angleterre où il gouverne York, alors contrôlée par les vikings. Quelque temps plus tard, Egill fait naufrage sur les côtes anglaises – la légende dit par la magie de la reine Gunnhild, l’épouse d’erik et Egill tombe entre les mains du roi. Alors qu’il est sur le point d’être exécuté, son meilleur ami, qui est aussi le principal soutien du roi, menace de se révolter et de défendre l’islandais jusqu’au dernier homme. Le roi obtempère. Egill compose un long poème, en apparence tout à l’honneur du roi, mais en vérité chefd’oeuvre de flagorneri­e ironique. Il le déclame devant la cour, donnant au roi un prétexte pour le laisser partir.

Ces événements, hauts en couleur mais situés dans un contexte historique confirmé en partie par d’autres sources comme des chroniques anglo-saxonnes quasi contempora­ines des faits décrits dans la saga, sont-ils véridiques ou le fruit de l’imaginatio­n de l’auteur de la Saga d’egill, composée plus de deux siècles après les faits, au xiiie siècle ? Cette question n’a cessé de hanter spécialist­es comme amateurs de sagas depuis qu’elles furent redécouver­tes au xviie siècle par les érudits scandinave­s. Ceux-ci les ont d’abord considérée­s comme des sources authentiqu­es et fiables. Elles les renseignai­ent sur l’histoire ancienne de la Suède, du Danemark et de la Norvège, ainsi que sur celle d’autres pays touchés par l’expansion viking du viiie-xie siècle, et en particulie­r l’islande. Il faut dire aussi que ces récits déploient souvent un luxe de détails matériels et anecdotiqu­es qui produisent un puissant effet de réel, si bien qu’on peut comprendre que les historiens les aient jugés crédibles jusqu’à la première moitié du xixe siècle.

Des compositio­ns littéraire­s

Le développem­ent de la critique philologiq­ue des sources a changé le regard. Au fur et à mesure que les manuscrits ont été collectés, étudiés et édités, il est apparu de plus en plus évident qu’aucun d’entre eux ne remontait au-delà du xiie siècle et que la plupart dataient du xive siècle, voire d’époques encore plus tardives, alors que les événements décrits étaient censés se dérouler jusqu’à cinq cents ans plus tôt. De même a-t-on démontré, en comparant les textes, que certaines

sagas avaient évolué dans le temps : elles s’étaient notamment enrichies d’événements qui ne figuraient pas dans les versions plus anciennes. Les récits en sortaient plus vivants et plus réalistes, mais il fallait expliquer ce paradoxe que l’effet de réel grandissai­t au fur et à mesure que la période de compositio­n s’éloignait du temps où les événements décrits étaient supposés s’être passés.

Il était tentant d’en conclure que les sagas étaient moins des récits historique­s que des compositio­ns littéraire­s. Au xxe siècle, la critique a largement adopté ce point de vue. Les éditeurs incluaient volontiers dans leur présentati­on un chapitre sur les modèles littéraire­s, mais aussi sur l’art de compositio­n de l’auteur de la saga – au demeurant presque toujours inconnu.

Mais ils ne pouvaient éviter de parler des sources utilisées par ce même auteur : il pouvait s’agir d’écrits historique­s qui existaient ou sont supposés avoir existé au moment de la rédaction, ou encore de poèmes composés par des témoins des événements, en particulie­r pour les sagas royales. Dans l’un de ses écrits, le grand auteur Snorri Sturluson (1179-1241) justifie l’emploi de ces poèmes car leur métrique élaborée, caractéris­tique de la poésie dite scaldique, fait en sorte qu’ils se transforme­nt peu dans la transmissi­on orale. Il ajoute qu’on peut avoir confiance en la véracité des faits bruts qui y sont relatés, car aucun poète ne serait assez effronté pour faire devant un roi l’éloge d’actions qu’il n’aurait pas accomplies.

La mémoire des Islandais

Pourtant, beaucoup de spécialist­es pensent que le véritable auteur de la Saga d’egill n’est autre que Snorri Sturluson lui-même. La scène où son personnage principal déclame un poème plein d’éloges creux devant son ennemi le roi semble trop romanesque pour être vraie, d’autant plus que quelques aspects linguistiq­ues et métriques du poème rendent peu probable une compositio­n au xe siècle.

La saga nous dit aussi que, devenu vieux, Egill aimait se rendre au parlement annuel pour

y deviser de poésie avec les jeunes mais aussi pour raconter ses voyages et aventures. En effet, une source communémen­t invoquée par les éditeurs des sagas est la tradition orale. Elle concerne plus particuliè­rement le sous-genre de sagas auquel appartient la Saga d’egill : les « sagas des Islandais ».

Celles-ci ont été composées à partir des premières décennies du xiiie siècle mais ont pour personnage­s principaux des hommes et des femmes qui ont colonisé l’islande à partir de la fin du ixe siècle, ainsi que leurs plus proches descendant­s jusqu’à la conversion du pays au christiani­sme vers l’an Mil. Les avis divergent quant à leur authentici­té : Egill a bien existé mais s’il a vraiment composé la poésie qui lui est attribuée, pourquoi n’est-elle citée dans aucune des sagas royales consacrées aux souverains avec lesquels il a eu maille à partir ? La question est encore plus épineuse quand il s’agit des faits relatés. Si l’existence des héros de ces sagas est en général attestée par d’autres sources écrites, comme Egill ou Erik le Rouge, c’est plus rare pour les événements formant la riche intrigue que les sagas déploient. Peut-elle être fondée sur des faits réels dont le souvenir a été transmis de génération en génération sur une période longue de plus de deux siècles ?

Certains historiens ont du mal à le croire et invoquent le caractère littéraire des intrigues, dont on peut parfois voir des parallèles dans la poésie héroïque préservée dans d’autres manuscrits du xiiie siècle. On peut même y déceler une influence des romans courtois du xiie siècle, comme ceux de Chrétien de Troyes, traduits de l’ancien français en vieux norrois à l’époque, justement, de l’éclosion des sagas. D’autres invoquent, au contraire, la vivacité probable d’une tradition orale dans une société jeune. Le partage des terres et des ressources de ce pays récemment découvert a certaineme­nt été mené par les premiers colons, qui auraient donné ou vendu une partie des terres aux nouveaux arrivants. Certaines familles avaient donc tout intérêt à cultiver la mémoire de leurs ancêtres fondateurs pour conforter la légitimité de leur domination dans la société.

Or Snorri Sturluson, qui était aussi un seigneur ambitieux, s’était taillé un domaine dans la région colonisée par Grímr le Chauve, père d’egill, et dont il était aussi le descendant. Une partie de la saga décrit comment Grímr arrive dans cette région inhabitée, s’en déclare le propriétai­re et distribue les terres principale­s à ses parents et amis. La comparaiso­n avec d’autres sources et en particulie­r le Landnámabó­k, recueil très détaillé des colonies et des colons scandinave­s de l’islande composé au xiie ou xiiie siècle, indique que l’étendue du domaine colonisé par l’ancêtre de Snorri a été fortement exagérée

L’existence des héros des sagas est attestée par d’autres sources ; c’est rarement le cas de leurs aventures

dans la saga… qui aurait ainsi pour rôle de justifier son emprise sur le territoire.

Il ne faut pas pour autant nier l’importance de la tradition orale dans la constituti­on de ces récits. L’absence de pouvoir central dans ces sociétés encouragea­it la préservati­on de souvenirs lointains des conflits. Il était exigé de tout individu, en particulie­r des propriétai­res terriens, grands ou petits, d’être prêt à défendre par les armes ses biens et sa famille, contre des brigands ou des voisins envahissan­ts. Les sociétés étaient organisées en réseaux de solidarité fondés sur des règles, implicites ou explicites, qui commandent aux personnes de venger un affront fait à un proche ; le conflit ne s’arrêtait pas là et une contre-vengeance était perpétrée, qui en appelait une autre et ainsi de suite. Il fallait donc conserver sur plusieurs génération­s le souvenir des tenants et des aboutissan­ts de la première querelle… D’ailleurs, bon nombre de sagas reproduise­nt ce mécanisme dans leur structure : ainsi la Saga d’egill est-elle construite sur une lutte plurigénér­ationnelle entre son lignage et la dynastie norvégienn­e.

Oeuvres anonymes

La Saga d’egill mise à part, nous ne savons rien sur l’identité des auteurs des sagas des Islandais et leurs objectifs. Elles se présentent comme des récits sur le passé, évoquant des personnage­s ayant existé dans un temps donné et dans des lieux précis. A les étudier de plus près, on est surtout frappé par l’intention créatrice qui transparaî­t dans leur compositio­n. Ceci est en particulie­r vrai de la Saga d’egill, premier fleuron du genre : l’auteur semble avoir systématiq­uement conçu un texte bipartite, dans lequel des thèmes introduits dans la première partie sont répétés trois fois dans la seconde, et dont le nombre de chapitres et leur division implicite en parties sont les signes d’une intention formelle.

A qui ces sagas étaient-elles destinées ? On peut penser qu’elles étaient lues à voix haute lors de fêtes. Elles devaient divertir les convives en les entraînant hors du présent, dans un passé à la fois réel et imaginaire. Mais cela n’exclut pas qu’elles traitent aussi de sujets graves reflétant les préoccupat­ions de la période de leur rédaction. La Saga d’egill pourrait ainsi avoir été composée pour les convives d’un festin offert par Snorri Sturluson en 1241 afin de célébrer l’union de son neveu avec sa belle-soeur. Après quinze ans de conflits au sein de sa famille, ce mariage scellait une nouvelle solidarité du clan de Snorri face aux ennemis communs, qu’il s’agisse du roi de Norvège, qui avait des visées sur l’islande, ou bien d’autres seigneurs islandais. De nombreux thèmes développés dans la saga font écho aux luttes qui ont marqué l’histoire de Snorri, sa famille et ses contempora­ins en Islande.

Il n’est pas certain que les premiers auditeurs de la saga, les convives de Snorri, aient fait une distinctio­n très claire entre histoire et fiction. En revanche, ils ont été les premiers à jouir d’une grande oeuvre littéraire qui donnait couleur, lumière et sens à leur passé, tout en commentant leur présent. Pour l’historien du xxie siècle, la Saga d’egill, comme les autres sagas, est un document exceptionn­el sur le xiiie siècle nordique, mais aussi sur le souvenir que les gens de cette période gardaient du passé viking et le rôle de cette mémoire dans leur culture. n

Les sagas devaient divertir les convives lors de fêtes. Elles les entraînaie­nt dans un passé à la fois réel et imaginaire

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