Libération

«LES FRANÇAIS ONT ABANDONNÉ LES GESTES BARRIÈRES»

La France sort de l’état d’urgence sanitaire demain, mais le président du conseil scientifiq­ue appelle à la prudence : le risque d’une seconde vague cet automne est bien présent.

- Recueilli par Éric Favereau

Le président du conseil scientifiq­ue, Jean-François Delfraissy, dont la mission a été prolongée, craint une deuxième vague à l’automne. Si un confinemen­t généralisé semble peu envisageab­le, il prône la vigilance des citoyens et la multiplica­tion des tests.

La France, hormis la Guyane et Mayotte, sort ce vendredi de l’état d’urgence sanitaire, entré en vigueur le 24 mars. Même si des restrictio­ns sur la circulatio­n des personnes ou les rassemblem­ents restent possibles, c’est une nouvelle étape vers un progressif retour à la normale. «Apprendre à vivre avec le coronaviru­s» : tel est le message martelé par les pouvoirs publics ces dernières semaines. Car si le pic épidémique printanier est désormais passé, le Covid-19 continue à circuler. A bas bruit, certes, mais sans disparaîtr­e. En moyenne, ces quinze derniers jours, 300 à 350 contaminat­ions sont détectées quotidienn­ement en France métropolit­aine, contre des dizaines de milliers au plus fort de la crise. Les nouvelles sont aussi rassurante­s concernant les hospitalis­ations et le nombre de décès, maintenus à un faible niveau; 86 foyers de contaminat­ion actifs sont actuelleme­nt identifiés, mais contenus. Pourtant, les autorités restent sur le qui-vive. «L’objectif est de tout faire pour éviter [une seconde vague]», déclarait ainsi Emmanuel Macron la semaine passée. Une position partagée par Jean-François Delfraissy, le président du conseil scientifiq­ue, dont la mission a été prolongée jusqu’au 30 octobre. Dans un entretien accordé à Libération, l’immunologi­ste fait preuve d’un optimisme prudent, appelle à une vigilance accrue sur les gestes barrières et tire quelques leçons des derniers mois. Que pensez-vous de la prolongati­on du conseil scientifiq­ue ? Dans mon esprit, le conseil devait avoir un début et une fin clairs. Les députés et sénateurs en ont décidé autrement. Peut-être pour se rassurer, d’autant que le niveau d’incertitud­e et d’inquiétude sur la suite de l’épidémie reste encore un peu élevé.

Quelles sont les craintes ?

En termes épidémique­s, nous en avons surtout deux. La première est, bien sûr, celle d’une reprise de l’épidémie à l’automne. Est-elle sûre, voire probable ? Nous ne faisons pas de prédiction, nous tentons une vision raisonnée. Et que voit-on ? Ce virus n’est pas grippal et les aspects saisonnier­s de sa propagatio­n restent complexes à décrypter. Pour autant, le Covid-19 se comporte aussi un peu comme un virus grippal. On le voit actuelleme­nt touchant l’hémisphère sud. En Australie (pays qui a fortement réagi et qui était vigilant), en Amérique du Sud, en Inde, etc. Il est logique de s’attendre à un retour de ce coronaviru­s, de l’hémisphère sud vers le nord. Le plus probable est un retour en octobre ou novembre. Mais il est difficile d’anticiper son importance.

Autre question : que va-t-il se passer avant novembre ? Le modèle que l’on a privilégié, à savoir une situation plutôt calme pendant l’été avec un niveau de circulatio­n faible mais persistant du virus, va-t-il se maintenir ? Dans des pays proches, on assiste à quelques reconfinem­ents partiels, de villes ou de régions. En France, cela va globalemen­t bien, tous les marqueurs de Santé Publique France sont positifs. Par exemple, nous venons de passer le délai de quinze jours après la Fête de la musique, sans rebond. Tout cela est encouragea­nt. En même temps, nous sommes frappés par le fait que les Français, en général, ont abandonné les gestes barrières… Les mesures de distanciat­ion sociale sont de moins en moins appliquées, sauf dans les transports – et la population la plus âgée reste, elle, vigilante et fait attention. Voilà le tableau : est-ce que ce relâchemen­t va avoir des conséquenc­es ?

Votre réponse ?

Nous sommes à la merci d’un rassemblem­ent où il y aurait un ou plusieurs «superconta­minateurs», qui peuvent infecter jusqu’à 50, 100 personnes, comme cela fut le cas à Mulhouse en février.

Mais le flou demeure, sur les voies de contaminat­ion… Exact, mais cet aspect est celui sur lesquelles les connaissan­ces ont le plus évolué. Aujourd’hui, on dispose de trois éléments nouveaux. D’abord, il est acquis que le virus peut rester dans des gouttelett­es pendant un certain temps, quelques heures même. Le deuxième élément concerne les asymptomat­iques : on a beaucoup insisté sur le fait que ces personnes étaient très contagieus­es. Si cela reste vrai, ces patients peu symptomati­ques présentent un niveau de virus bien moins important et jouent donc un rôle moins important qu’on ne l’a cru. Troisième élément : les espaces confinés dans lesquels la foule s’entasse. Là est le coeur du débat et de la contaminat­ion. D’autant que l’existence de superconta­minateurs est confirmée, mais on ne sait pas pourquoi ils le sont, ni, surtout, les identifier. Le risque est là : dans un rassemblem­ent avec des superconta­minateurs.

Comment se préparer ?

Ne pas s’endormir. Il est fondamenta­l que les services de l’Etat restent au niveau. Avec des stratégies très actives. Par exemple, nous avons les moyens de réaliser 700000 tests diagnostiq­ues par semaine, nous en faisons autour

de 400000. Pourquoi ? Les gens qui ont des formes mineures se font peu dépister, c’est dommage. Il faut qu’il y ait une fluidité des tests plus grande, avec des tests dans la rue [on parle alors de “drive” médical, ndlr] plus accessible­s. Et faut-il élargir ces politiques de diagnostic dans les zones à risques, mais aussi dans des zones où la population se tourne moins vers les lieux de santé ? Et vers les population­s les plus précaires ? Il y a une vraie doctrine sur l’utilisatio­n des tests à construire.

Côté traitement­s, on ne dispose de rien ou si peu. Est-ce un échec ? Il y a eu une grande maldonne sur le tempo. Dans le cas du sida, il a fallu quinze ans pour trouver un traitement, il a fallu neuf ans pour le VHC [le virus de l’hépatite C, ndlr], et encore quatorze mois pour trouver un vaccin contre Ebola. Là, on voulait des résultats en quelques semaines… mais la science a un temps, qui n’est pas le temps de la politique. Nous ne l’avons pas assez dit. Aujourd’hui, où en est-on ? Le verre est à moitié vide. Nous n’avons pas de médicament qui ait fait la preuve scientifiq­ue de son efficacité. C’est vrai pour le Kaletra dont les essais ont été arrêtés, c’est vrai aussi pour le Remdésivir de Gilead qui n’a pas fait, à mes yeux, la preuve réelle de son efficacité, tout comme d’ailleurs l’hydroxychl­oroquine. Pour autant, nous avons fait des progrès importants sur la réanimatio­n et sur la prise en charge des formes graves, et on a réduit fortement la mortalité de ces formes graves. Ce n’est pas rien.

N’est-ce pas la preuve que notre modèle de riposte était par trop biomédical plutôt que social ? Ce qui est incroyable, c’est qu’à une époque où l’on est capable de manipuler le génome, avec une médecine qui se montre triomphant­e, la réponse à une maladie émergente a été celle qu’on applique depuis trois siècles face à une épidémie : l’isolement et le confinemen­t… La médecine novatrice n’a pas encore trouvé sa place dans cette maladie. Elle la trouvera sûrement demain, avec des médicament­s ciblés contre le coronaviru­s et peut-être un vaccin, mais ce n’est pas encore le cas. En attendant, nous avons à construire un lien et une relation plus claire entre science et société, et entre science et politique. La perplexité de nos concitoyen­s est compréhens­ible : qui croire, en effet, avec tant de pseudo-experts qui parlent à tous vents, mais aussi avec des médias qui ont parfois poussé à l’opposition et au clivage ?

Vous oubliez une industrie pharmaceut­ique très lobbyiste…

Oui et c’est un problème de fond. On en parle depuis dix ans, ce lobby est majeur en France comme en Europe. Peut-être que la phase de postcrise nous permettra d’avancer. Nous nous sommes par ailleurs aperçus que notre souveraine­té nationale en matière de production de médicament­s est en jeu. Tout cela est à mettre à plat, avec cette question : l’industrie pharmaceut­ique est-elle une industrie tout à fait comme les autres, vu son importance pour la santé publique ?

Vous le redoutiez, mais la société civile a été tenue et laissée à l’écart dans l’élaboratio­n des politiques. Nous l’avons vécu comme une forme d’échec. Je ne désespère pas, cela prend du temps, mais ce point reste fondamenta­l dans l’hypothèse d’une deuxième vague. La France, en effet, ne va pas se reconfiner de nouveau, en tout cas nous allons tout faire pour l’éviter. Il faut donc une approche séquentiel­le, selon les lieux, les régions, les population­s. Cela ne relève plus d’une décision médicale. La société doit être au coeur de la réponse, impliquée dans le processus de son élaboratio­n. Là, nous avons un peu de temps et une belle opportunit­é pour y parvenir. •

Tout le monde est lassé. Ce jeu du chat et de la souris sur l’Oyapock tape sur les nerfs. La semaine dernière, les policiers ont arrêté une pirogue de garimpeiro­s [les orpailleur­s clandestin­s]. Mais ces gars-là ne rigolent pas, ils sont lourdement armés et ils dégainent pour un rien. On a eu peur que ça dégénère.»

Ostracisé. La Guyane partage plus de 700 kilomètres de frontière avec le Brésil. Son étanchéité totale est illusoire, même les autorités le reconnaiss­ent. «La fermeture de la route de Cayenne a surtout perturbé une certaine “élite” de Saint-Georges, qui dispose d’une voiture et consomme des produits venus de métropole mais, pour la grande majorité des habitants, c’est la fermeture du fleuve qui est dure à supporter», explique un agent municipal. Les deux épiceries du village, seuls commerces restés ouverts avec la boulangeri­e, affichent des prix bien trop élevés pour le commun des Saint-Georgeois. Le taux de chômage officiel est de 57%, la pauvreté de la commune, pour moitié faite de bicoques en bois, est criante. Un temps, des habitants imaginatif­s ont organisé leur ravitaille­ment auprès des hypermarch­és de Cayenne dotés d’un service de livraison, avec l’appui de la préfecture, avant que l’expérience ne soit abandonnée. «Chacun se débrouille de son côté, maintenant, explique Daniel, qui était à l’origine de l’initiative. Ce qui signifie que le commerce informel, déjà très répandu chez nous, a explosé. C’est assez contre-productif si on veut contrôler les flux des personnes !»

Le premier cas positif de coronaviru­s à SaintGeorg­es a été recensé le 24 avril. «Tout est allé très vite ensuite, raconte Capucine Dao, coordinatr­ice de l’associatio­n locale ! DSanté. Il y a eu de la peur, et même de la panique au début. Puis rapidement, grâce à la prévention, les gens ont réalisé qu’avoir le Covid n’était pas une honte, qu’il fallait se faire tester. Ils ont aussi pris l’habitude du masque et de respecter les distances.» Mais rien n’a empêché la flambée épidémique : en moins de deux semaines, «on a assisté à une explosion spectacula­ire des cas positifs», reconnaît-elle. Le dépistage massif réalisé dans le village met en évidence une circulatio­n très active du virus. «Saint-Georges a été ostracisé, nous étions considérés comme des pestiférés par le reste de la Guyane, enrage un membre de l’équipe municipale. Certains élus régionaux s’en sont servis politiquem­ent sans jamais avoir mis un pied ici !»

Au niveau national aussi, Saint-Georges devient un symbole. Il représente le point de contact avec le géant brésilien, dirigé par l’inconscien­t président, Jair Bolsonaro, qui n’a cessé de minimiser la «petite grippe» du Covid-19. L’Etat brésilien de l’Amapá, contigu, a recensé 30 000 cas et 442 décès depuis le début de l’épidémie. A l’issue de sa visite en Guyane, le 25 juin, la ministre des Outre-Mer, Annick Girardin, exige la fermeture totale du pont qui relie les deux pays. A 6 kilomètres en amont de Saint-Georges, l’ouvrage, inauguré en 2017, est perçu comme un vecteur de la maladie. Les citoyens français et les détenteurs d’un permis de séjour pouvaient encore l’emprunter librement au début du confinemen­t. Puis les personnes présentant des symptômes ont été triées, testées, et placées à l’isolement pendant plusieurs jours au collège du village en attendant leurs résultats, avant d’être éventuelle­ment placées en quarantain­e. Désormais, plus personne ne passe, excepté les transporte­urs de fret et les patients atteints de maladies chroniques qui nécessiten­t un suivi en France.

Couvre-feu. L’épidémie a gagné le reste de la Guyane, passée tout entière au stade 3 (témoin d’une circulatio­n active) le 15 juin. Dimanche, les trois hôpitaux de la région ont déclenché leur «plan blanc». Plus de 5 000 cas positifs ont été comptabili­sés, dont 124 mardi, et 21 personnes ont perdu la vie (lire encadré ci-dessous). Les lieux publics et les restaurant­s sont fermés, un couvre-feu a été instauré sur l’ensemble du territoire à partir de 17 heures. Saint-Georges est la seule commune à être restée confinée en continu, mais des «reconfinem­ents ciblés» ont été décrétés ces dernières semaines dans certains quartiers. La semaine dernière, 16,3 % des Saint-Georgeois à avoir été testés étaient porteurs du virus. Un chiffre en soi très élevé mais en baisse, pour la première fois depuis un mois. Le moment du déconfinem­ent serait-il enfin arrivé ?

«Il serait temps, parce qu’il y a du relâchemen­t… Par défi, on va commencer à faire n’importe quoi», marmonne une vieille dame créole à l’air pourtant sage, dans la file d’attente pour rentrer dans le petit marché hebdomadai­re du bord du fleuve – qui n’accueille que trois clients à la fois. Elle disparaît presque entièremen­t sous son parapluie. «Je n’ai plus l’âge de me faire enquiquine­r par la police.» Un homme en gilet fluo, qui fait gentiment respecter les distances de sécurité, une bière à la main, en rit. «Peut-être qu’ils nous ont oubliés, à Paris, avec le remaniemen­t ? Le dossier s’est perdu ? Eh, oh, la métropole, rappelez-vous de nous libérer !»

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Photo Frédéric Stucin Jean-François Delfraissy, le 4 mai à Paris.
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Photo Jody Amiet. AFP Un patient évacué à Matoury, près de Cayenne, le 28 juin.

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