Lire

D’UNE HISTOIRE DOULOUREUS­E„

“NOUS SOMMES LES ENFANTS

- Propos recueillis par Gladys Marivat

Ils s’appellent Zabor et Edmond Charlot. Le premier, orphelin de mère et rejeté par son père, a grandi dans un village en Algérie, au milieu des livres, qui lui ont donné un don : celui de repousser la mort en écrivant. Le second a créé en 1936 la librairie Les Vraies Richesses, à Alger, avant de publier le premier texte de Camus et de s’imposer comme une des figures marquantes de l’édition jusqu’au milieu des années 1950. L’un est un héros fictif, l’autre a réellement existé. Mais leurs parcours témoignent d’une même conviction : la littératur­e est si puissante qu’elle mérite qu’on y consacre sa vie. Deuxième roman de Kamel Daoud, 47 ans, journalist­e et auteur de Meursault, contre-enquête (Goncourt du premier roman 2014), Zabor ou les psaumes raconte comment un jeune garçon échappe à la prison mentale dans laquelle son milieu bigot veut l’enfermer grâce au pouvoir de l’imaginaire. Troisième roman de Kaouther Adimi – née en 1986 –, Nos richesses oppose à l’exultation de Charlot l’indifféren­ce d’un jeune homme envoyé en 2017 à Alger pour vider la librairie, qui va devenir une boutique de beignets. L’Algérie, la mémoire, la peur de l’oubli, l’amour des livres et l’importance de la littératur­e dans nos vies: autant de ponts entre ces deux livres phares de la rentrée qui nous ont donné envie de croiser les voix de leurs auteurs. Rencontre.

Vos romans rendent hommage à la littératur­e tout en montrant combien il peut être difficile d’être lecteur, écrivain, éditeur en Algérie. Pourquoi?

Kaouther Adimi: Peut-être parce qu’on vient d’un pays où la grande Histoire, le récit national domine tout. Or, écrire, lire, c’est une manière de prendre une liberté qui nous permet de sortir des sentiers battus, de s’inventer une nouvelle vie. Donc, forcément, ça affole un peu. Nos personnage­s ont choisi la littératur­e comme boussole. Zabor, dans le roman de Kamel Daoud, sauve la vie des autres, et peut-être la sienne, en écrivant.

Kamel Daoud: Il y a un récit épique national qui phagocyte tous les autres récits. Et donc, écrire en Algérie devient un exercice de résistance. Ce qui fait que la plupart des écrivains sont confrontés non pas à la question du désir ou du plaisir, mais à celle de la liberté. Ensuite, il y a une fétichisat­ion de la langue. Nous sommes les enfants d’une histoire douloureus­e et la langue se retrouve porteuse d’un procès qui nous empêche d’avancer. J’estime écrire avec une langue qui m’appartient, et je n’ai tué personne pour la prendre. Enfin, Kaouther et moi, nous sommes les enfants de l’indépendan­ce et nous ne sommes pas obligés de reprendre les problémati­ques de la colonisati­on. Mais si vous dites « la colonisati­on a été un crime, je suis d’accord, mais moi j’ai le droit de marcher hors des cimetières et d’écrire autre chose », vous êtes accusé soit de dissidence, soit de trahison, soit d’être un client de certains milieux éditoriaux français.

Vos personnage­s sont obsédés par la question de la mémoire, de la peur de l’oubli…

K.D. : C’est une obsession personnell­e. Je suis né dans un milieu analphabèt­e et j’ai été marqué par ce côté de mort absolue, du dérisoire qui frappe

des vies qui ne laissent pas de traces. Ecrire pour repousser la mort, c’est sans doute une illusion en laquelle tout écrivain croit. Il y a une mythologie de l’éternité dans celle de l’écriture. Et ça ne concerne pas que l’Algérie.

K.A. : J’ai grandi à Alger en entendant que la guerre d’Algérie, c’était loin. Et ce n’est qu’en venant m’installer à Paris que je me suis prise en pleine figure la question de l’Algérie, qui questionne encore beaucoup ici. J’ai eu envie de me replonger dans le passé de ce pays, sans ouvrir mes gros livres d’Histoire, mais plutôt en allant chercher les petites histoires. Je suis tombée sur celle d’Edmond Charlot, qui, à 20 ans, se lance dans l’édition et ouvre une librairie à Alger. Ce lieu, le 2 bis, rue Charras – rue Hamani aujourd’hui – créé dans les années 1930, existe toujours dans un Etat où les librairies ferment faute d’aides et de lecteurs ! Il y a des histoires folles qui se sont déroulées ici – il y a eu Saint-Exupéry, Camus, Feraoun –, et il faut les raconter, les exhumer, parce que nous sommes héritiers de tous les faits qui ont eu lieu dans notre pays. J’aime aller découvrir les histoires d’hommes parce qu’elles sont souvent assez réjouissan­tes. Charlot qui veut raconter les tribulatio­ns des gens d’ici, publier les auteurs de la Méditerran­ée en français, en anglais, en arabe, c’est incroyable pour l’époque, et ça le semble toujours aujourd’hui. Ça me rend optimiste.

K.D.: Kaouther, ce que tu appelles les petites histoires sont là pour humaniser cette grande Histoire qui ne l’est pas. C’est une Histoire de morts, et quand on écrit des romans, on écrit des histoires de vivants. C’est tout l’enjeu de la mémoire en Algérie. Tu fais partie de la génération venue après moi et tu sais aussi bien que moi comment est enseignée cette Histoire, comment on nous l’a fait détester, comment elle a été désertée, j’emploie ce mot dans le sens de désert. Et revenir avec la littératur­e, c’est un peu comme ressuscite­r et réparer cette Histoire.

Pourtant, dans vos romans, la littératur­e suscite la méfiance de l’Etat et la défiance de la population.

K.A.: On a un rapport bizarre au livre en Algérie. C’est, par exemple, très compliqué d’en emprunter à l’université : il faut remplir une fiche pour expliquer pourquoi on veut ce livre. S’il y a toute cette bureaucrat­ie, c’est parce que le livre est suspect. Pourquoi aurait-on envie de lire, au fond? Dans mon roman, j’ai imaginé que la librairie fermait pour devenir une boutique de beignets. C’est une manière de dénoncer une catastroph­e. Le goût de la lecture n’est pas soutenu par l’Etat. J’ai une admiration folle pour notre éditeur, Barzakh, à Alger, et pour tous les libraires de la ville. Ils font un travail fou dans un pays où il n’y a pas de réelle politique du livre.

K.D. : Les écrivains ont difficilem­ent accès aux librairies, jamais aux écoles. Nous n’existons pas en tant qu’écrivains. C’est pour cela que je voudrais lancer un appel : traduire, c’est sauver! Il est impératif qu’en Occident on traduise un maximum parce qu’il y a un déluge d’une littératur­e islamiste et bigote qui est financée, qui se vend sur les trottoirs et ne coûte rien. Cette littératur­e nous isole encore plus. Face à l’empire d’un livre qui prétend tout expliquer, nous sommes accusés d’hérésie parce que nous défendons la fiction. Dans mon roman, Zabor s’éloigne des croyances des siens. C’est ce qui lui permet d’humaniser son environnem­ent et d’accéder à quelque chose qu’il appelle, lui, la liberté. J’ai essayé d’écrire dans Zabor un parcours qui est le mien, et celui de beaucoup d’Algériens, du livre comme moyen de se libérer. En Algérie, on entend souvent, c’est à la fois drôle et tragique : « Tout est dans le Coran ! » Or lire, c’est relativise­r.

K.A. : Cela peut paraître pompeux, mais je suis sûre qu’on peut sauver les gens grâce à la littératur­e. Depuis la nuit des temps, on pourchasse et on enferme les écrivains parce que les livres ont ce pouvoir de nous faire exister en tant qu’individu. De nous ouvrir au monde et de nous inviter à le questionne­r.

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Zabor ou les psaumes par Kamel Daoud, 336 p., Actes sud, 21 €
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Nos richesses par Kaouther Adimi, 224 p., Seuil, 17 €

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