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Mon nom est Dodo

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Dodo. Such a dodo. Haha, je les entends ! C’est ce qu’ils disent toujours. Papa, Maman, pourquoi vous ne dites rien? Vous ne dites jamais rien. Vous vous en moquez bien. Ne faut pas faire attention, laisse passer. C’est des méchants, des jaloux. Si tu insultes, c’est sur toi-même que tu craches. Laisse-les, ignore-les. Effaceles. Facile à faire, juste ferme les yeux, ferme la bouche, ils s’effacent dans le noir. Des taches, pas besoin de savon, pas besoin de frotter, ils s’effacent, pas besoin d’eau. Juste ferme les paupières, garde-les bien serrées, appuie les poings sur tes paupières et pousse, les boules s’enfoncent, ça fait des étincelles. J’aime bien. Artémisia, la vieille nénéne, elle est presque aveugle, elle voit des étincelles. Elle me l’a dit. Qu’est-ce que tu vois, nénéne? Qu’est-ce que tu vois avec tes yeux bleus dans ta face noire ? Des étincelles, pikni. Je vois des étincelles, rien d’autre. Artémisia qui m’a donné son lait. Maintenant ses seins sont flasques, ils pendent sur son gros ventre. Ça lui fait une chemise grise. Mais sa face est noire et lisse, j’aime toujours passer mes doigts sur ses joues. Mo piti noi’, mo pikni. Elle dit ça doucement, doucement et je ferme les yeux pour voir ce qu’elle voit, rien que du noir, un peu de rouge sur les côtés, les ombres des feuilles qui s’agitent au soleil. Elle n’a que moi. Sa fille Honorine, ses nièces, ses neveux, ils ne viennent pas la voir. Ils ont honte d’elle, ils ont honte parce qu’elle a été la nénéne des Laros, des Fe’sen, esclave disent-ils, parce qu’elle est en’ godron, noire noire, mais je l’aime, la peau de ses mains est douce dure, usée, rosée, sans rides, elle n’a jamais eu de ligne de vie ni de ligne de coeur, toutes ces lignes que les petites filles ont dans leurs mains. Maman Laros est morte, mais Artémisia, elle, est toujours là. Tu ne mourras pas, dis, Artémisia? Tout le monde pé mouri, Dodo. Mais pas toi, Artémisia, pas capab mouri. J’aime bien quand elle rit, elle a toutes ses dents très blanches, c’est parce qu’elle mâchonne toujours son bâton de zan, même si elle fume des cigarettes qui sentent mauvais. Elle est grosse, elle a du mal à bouger, ses jambes sont enflées, ses pieds ont de petites coupures qui ne guérissent pas, où se collent les moucherons. J’aime bien toucher ses vieux seins, ils me donnent du lait lorsque je vais mourir, parce que Maman n’a pas de lait, je touche ses seins et je dis : Celui-ci est à moi, celui-là aussi. Et ça la fait rire. Elle donne une tape sur mes mains en grognant, mais ça l’amuse. Artémisia connaît toutes les devinettes, surtout celles qui sont un peu vulgaires, celles qu’on ne dit pas aux enfants, celle qui dit : Vent’ contre vent’ ti bout’ dans labouce, bébé tète sa maman, ou encore celle qui me fait toujours rire, ki li pli piti ki li ki li poupou, qu’estce qui est plus petit que le cul du pou, et la réponse : Dard so mâle, le dard de son mâle. Sa fille Honorine ne vient pas souvent la voir à cause de ça. Honorine est pentecôtis­te. Elle hait tous les Fe’sen, elle voudrait qu’ils disparaiss­ent en enfer. Maintenant ils sont morts, Maman Laros, Papa et la vieille Artémisia. Il n’y a plus que moi. Mais moi je ne suis pas Fe’sen, pas Coup de ros. Je suis Dodo, c’est tout. C’est pour ça qu’Honorine me reçoit chez elle, elle veut bien que je couche sur un matelas par terre, à côté de la porte, pareil à un vagabond sans maison.

Tous les jours je marche. Tout le jour. Je marche tellement que mes souliers ont des trous. Quand les trous sont trop grands, et que je ne peux plus les boucher avec du carton, je pars à la recherche d’autres souliers. Je sais où en trouver. Je vais vers les hauts, du côté du Trou aux Cerfs, du côté du Jardin botanique, de l’église swedenborg­ienne. Là, je peux trouver d’autres souliers. Je n’ai même pas besoin de fouiller dans les poubelles. Je demande aux nénénes, sur le pas des portes, et elles vont demander aux maîtresses, et elles reviennent avec une paire de souliers enveloppés dans du papier journal. Je garde aussi le papier journal. J’aime bien lire les nouvelles, même si elles ne sont pas très récentes, les souliers non plus ne sont pas tout neufs. Je m’assieds dans la rue à l’ombre d’un grand arbre, je ne lis pas très bien parce que les lignes s’emmêlent, je lis juste les noms propres, j’aime bien lire les noms. Je les retiens par ordre alphabétiq­ue, voici :

Chang Wing Sing Marie-Louise Chawla Chahek Cheeroh Zaynah Chelember Madhvi Cheong Youne Alison Chojchoo Bibi Shazeea Trilok Manu Rohan Yee Tong Wah Jérémie

Les nénénes me donnent les souliers avec un mot gentil, elles m’appellent par mon nom Dodo, jamais Fe’sen Coup de ros, quelquefoi­s elles blaguent un peu, elles font les amoureuses, je suis leur petit ami, elles rient de leurs dents blanches et elles me donnent les souliers. Je peux repartir, aller loin, jusqu’aux montagnes, jusqu’à la forêt, marcher à grands pas sur le bas-côté,

les autos klaxonnent, les bus, les camions ont leurs freins qui grincent, il y en a qui me crient : « Hé, Dodo! » Je marche et puis je suis fatigué et je m’assois sur les talus. Je regarde les montagnes, les nuages de pluie, quelquefoi­s j’aperçois la mer au loin, du côté du Rempart, je vois le soleil qui brille sur les vagues.

Je finis toujours par arriver à Alma. Je traverse tous ces nouveaux quartiers, il y a beaucoup de jeunes, des étudiants, des employés de banque, ici personne ne me connaît, c’est un nouveau monde. Je passe par le pont Cascade, ou bien je prends un chemin de cannes par Minissy, je suis la rivière, au bord du ravin, là où le soleil brûle les yeux. J’arrive à Valetta, je passe sous le pont, et je longe le lac jusqu’à l’ancienne ligne du chemin de fer. J’aime bien venir ici, il n’y a jamais personne. Quelquefoi­s une vieille qui ramasse des brindilles pour le feu, ou bien un laboureur qui traîne avec une bouteille d’arak. Auprès du lac, les chiens aboient. Je me méfie d’eux, petits chiens jaunes qui mordent. Là, je reste là. Le matin il fait doux au bord de l’eau, je guette les libellules. Je ramasse des cailloux et j’attends. Je cherche des cannes coupées, je suce le sucre, mes dents de devant ne sont pas bonnes mais j’ai de bonnes molaires, je peux écraser les fibres et sucer le jus, le jus âcre, amer, Papa le fait cuire dans un chaudron de cuivre jusqu’à ce que ça fasse de la boue, il dit que c’est bon pour la santé, que c’est pareil à boire la terre.

Alma. Je sais dire ce nom depuis que je suis tout petit. Je dis: Mama, Alma. Mama c’est Artémisia. Maman, je ne m’en souviens pas bien. Elle est morte quand j’ai six ans. Elle est grande et pâle. Il paraît qu’elle est en train de mourir lentement, du sang, ou des os. C’est une grande chanteuse, c’est ce que tout le monde dit, c’est pourquoi mon papa l’aime malgré les gens méchants qui veulent qu’elle parte parce qu’elle est créole, de l’île de La Réunion, avec beaucoup de cheveux frisés. Très maigre, toujours droite. Je me souviens d’elle avant sa mort, elle est debout devant la porte de la cuisine, elle est blanche, vêtue d’une chemise de nuit blanche. Harekrishn­a le jardinier dit qu’elle ressemble à un fantôme. Où est Artémisia ? Mama, c’est elle que je veux. Je crie vers le fantôme, ce n’est pas toi que j’appelle, c’est Mama, Artémisia, ma nénéne. Je ne veux pas toi.

Et puis je reviens vers le cimetière Saint-Jean. J’aime bien venir ici. C’est un peu ma maison, vu que je n’ai pas de maison à moi. C’est ce que je dis aux gardiens du cimetière et ça les fait rire : « Dodo, vinn lacaze ? » Ils se moquent de moi, mais ils me respectent, parce que je suis Fe’sen, le dernier du nom. Les Fe’sen, ils sont ici partout chez les morts : section O, section J, section M. Je ne les connais pas tous. Mais je sais où ils habitent. Achab Felsen avec ma grand-mère Jeannie Beth, près du grand bois noir. Eugène Felsen avec Marie Zacharie, près de la statue de l’ange Gabriel. Robert Felsen, « enn mon père » au bout de l’allée, à côté des Fitoussi. Sur la dalle de marbre il y a son portrait, mais il est à moitié effacé. Et à l’autre bout du cimetière, près du vieux mur, parce que personne ne veut d’eux ailleurs, Papa et Maman Laros sous une dalle de granit gris. Autrefois la dalle est entourée d’une chaîne, mais quelqu’un a volé la chaîne et il ne reste plus que les quatre poteaux en ciment percés d’un trou où on voit encore la rouille de la chaîne. Je viens avec un bâton de craie et je repasse les lettres qui s’effacent : Antoine Felsen, 1902-1970, et Hélène Rani Laroche, 1913-1940. J’aime ces noms. Ils sont très doux. Ils sont au fond de moi, des murmures. Je les dis tout bas et puis je passe mon morceau de craie sur les lettres et sur les chiffres. « Dodo ki li fer là ? » C’est le gardien, il est très grand et très noir, il a toujours un chapeau de paille sur la tête. Il est vêtu d’un complet veston noir taché et fatigué. Il s’appelle Jean. Missié Zan. « Ça pou’ s’effacer, mon vieux. Tu dois mettre la peintire. Mo pé donne la peintire. » Mais je ne veux pas de sa peintire. Tu peins un coup et puis tu oublies ? Tu restes un an sans revenir ? Non, non, les vieux veulent la craie. Ils me l’ont dit à l’oreille, dans un rêve.

Il pleut un peu. C’est comme ça chaque fois que je vais à Saint-Jean. Je pars des champs de cannes, je marche au soleil par les petits chemins, la terre est rouge et craquelée, je sens la brûlure sur mon visage et sur mes mains, et quand je traverse les routes du côté d’Ébène, les nuages s’amoncellen­t au-dessus de la montagne, de grands nuages blanc et noir qui s’entrechoqu­ent, je sens le vent froid de la pluie. Les gens se hâtent, penchés sous leurs parapluies, les filles des collèges s’agrippent aux bus, leurs voix crient des « ah! » et des « oh! », elles rient, leurs dents blanches jettent un éclat sur leurs visages. Elles me regardent et elles rient davantage. Je ne les connais pas. Elles sont nées l’année dernière. Je ne les vois jamais, sauf Ayeesha, la fille de Zine Madame, c’est une collégienn­e mais tout le monde dit qu’elle sort avec les garçons, Ayeesha, elle a des cheveux noirs bouclés et ses yeux sont verts. Elle me voit, elle crie mon nom: « Hé-hon! Dodo, Dodo-bird! Kot to été? » Moi je lui réponds par un petit geste de la main, parce que j’aime bien Ayeesha, elle est très jolie, et je continue ma route vers la pluie qui tombe et coule sur mes joues, qui mouille ma chemise et descend le long de mes jambes. Moi j’aime la pluie au cimetière SaintJean. Papa, Maman, vous aimez bien la pluie aussi, quand on est mort on aime la pluie parce que ça ressemble aux larmes. Quand je suis petit je ne sais pas dire « il pleut », je dis : « il pleure ».

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