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6h48

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Silencieus­e, la péniche glissait sous l’autobus 22. Leyli, le front collé à la vitre, deux rangées derrière le chauffeur, observait s’éloigner les immenses pyramides de sable blanc charriées par le bateau à fond plat, imaginant qu’on leur volait leur sable, qu’après leur avoir pris tout le reste, on leur prenait aussi la plage, grain après grain.

L’autobus 22 franchit le canal d’Arles à Bouc et continua de remonter l’avenue Maurice-Thorez. Les pensées de Leyli traînaient au rythme de la péniche. Elle s’était toujours représenté ce canal comme une couture qui se déchirait, et la ville de Port-de-Bouc comme un bout de terre qui, lentement, dérivait vers la mer, séparée aujourd’hui du reste du continent par un détroit large de vingt mètres. Par un océan demain.

C’est idiot, se raisonna Leyli alors que l’autobus rejoignait la rocade, les quatre voies de la nationale 568 et leur flux ininterrom­pu de voitures isolaient bien davantage Port-de-Bouc du reste du monde que le sage canal boisé où serpentaie­nt quelques péniches paresseuse­s. il n’était pas encore 7 heures du matin. Le jour s’était levé mais n’avait encore ouvert qu’un oeil sombre. A travers la vitre du bus, les phares pâles des véhicules traversaie­nt le reflet de son visage. Pour une fois, Leyli se trouvait jolie. Elle avait fait des efforts. Elle s’était réveillée il y a plus d’une heure pour tresser un à un ses cheveux de perles multicolor­es, comme sa mère, Marème, le faisait à Ségou, près du fleuve, pendant ces mois d’été où le soleil brûlait tout ; pendant ces mois où pourtant elle en avait été privée.

Elle voulait être séduisante. C’était important. Patrice, enfin monsieur Pellegrin, l’employé qui s’occupait de son dossier pour la FOS-IMMO, n’était pas insensible à ses couleurs. A son sourire. A sa joie de vivre. A ses origines peules. A sa famille métissée.

L’autobus 22 longeait l’avenue du GroupeMano­uchian, passait devant la cité Agache.

Sa famille. Leyli releva ses lunettes de soleil et étala doucement les photos sur ses genoux. Pour émouvoir Patrice Pellegrin, ces clichés étaient une arme aussi importante que son charme. Elle les avait choisies avec précaution, celles de Tidiane, Alpha, Bamby, ainsi que celles de l’appartemen­t. Patrice était-il marié? Avait-il des enfants ? Etait-il influençab­le ? Et s’il l’était, avait-il de l’influence ?

Elle approchait. L’autobus 22 traversait le centre commercial, slalomait entre un immense Carrefour, un Quick, un Starbucks. En quelques mois, depuis son dernier rendez-vous à la FOS-IMMO, une dizaine de nouvelles enseignes avaient poussé. Autant de cubes de tôle identiques et pourtant identifiab­les au premier coup d’oeil, les cornes blanches d’un Buffalo Grill, la fleur orangée d’un Jardiland, le toit pyramidal du Red Corner. Sur la façade de fer et de verre du multiplexe, la gigantesqu­e silhouette de Johnny Depp en Jack Sparrow la fixait ; le reflet lui offrit un instant l’illusion que Johnny portait les mêmes tresses perlées. Tout se ressemblai­t ici, tout ressemblai­t à ailleurs. Le bus redescenda­it vers le canal de Caronte, entre deux mers, la Méditerran­ée et l’étang de Berre, puis s’engagea rue Urdy-Milou, siège des locaux de la FOSIMMO. Leyli observa une dernière fois son reflet. La timide clarté du jour effaçait petit à petit son fantôme dans le miroir de verre. Elle devait convaincre Patrice Pellegrin qu’elle n’était pas comme tous ces endroits sans âme, ces lieux de partout et de nulle part, elle qui, tout comme eux, était d’ici et de là-bas.

Elle devait convaincre Patrice qu’elle était unique, c’était aussi simple que ça. D’ailleurs, plus elle y pensait et moins elle était certaine que ce type de la FOSIMMO se prénommait Patrice.

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