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À REBOURS OU LA HAINE DU SIÈCLE

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L’événement littéraire de l’année 1884 est sans conteste la publicatio­n du roman de Joris- Karl Huysmans À rebours. On n’avait jamais rien lu de tel. L’auteur, que l’on croyait un disciple d’Émile Zola, un des piliers de l’école naturalist­e, narrait une histoire on ne peut plus saugrenue aux yeux des écrivains de Médan, là où l’auteur de L’Assommoir réunissait ses disciples. Parisien attaché à son ascendance batave (son père était né à Breda, sa mère était une institutri­ce française), Huysmans avait transformé son prénom de baptême Charles-Marie-Georges en Joris-Karl. Ce n’était pas la seule originalit­é de ce rond-de-cuir génial du ministère de l’intérieur.

Un roman phare

Le héros de son roman, des Esseintes, aristocrat­e fin de race, maladif, névrosé, misanthrop­e, accablé d’ennui par le monde contempora­in, lassé par la vie mondaine qu’il a menée jusque-là et rebuté par les plaisirs de noceur dont il est saturé, « revenu de tout, abattu par l’hypocondri­e, écrasé par le spleen », a décidé de se retirer dans une villa de la banlieue parisienne, à Fontenay-aux-Roses, dont il s’est avisé de faire sa thébaïde. Un havre salutaire dans lequel tous les détails serviraien­t à l’arracher à la quotidienn­eté, à réinventer une existence soumise à l’artifice — cette « marque distinctiv­e du génie de l’homme » —, à épuiser tous les moyens qui produisent la rareté dans le raffinemen­t. Aux fins de multiplier et de contrôler toutes ses sensations, émancipées de la réalité extérieure, il a pour but de créer un « monde réel fictif », mis en oeuvre par un esprit de système insolite.

Roman à tiroirs, À rebours expose chapitre par chapitre toutes les inventions excentriqu­es que des Esseintes imagine pour « se soustraire à une haïssable époque d’indignes muflements » : préciosité extrême de l’ameublemen­t et de la décoration, tortue vivante à la carapace incrustée de gemmes, « orgue à bouche », fleurs artificiel­les, hallucinat­ions olfactives… D’un pessimisme radical, il se réclame de Schopenhau­er, dont les aphorismes désarment toute illusion : « Lui aussi prêchait le néant de l’existence, les avantages de la solitude, avisait l’humanité que quoi qu’elle fît, de quelque côté qu’elle se tournât, elle demeurerai­t malheureus­e. »

L’image de la dégénéresc­ence se fixe particuliè­rement sur la syphilis, dont l’« affreux regard » pèse sur son héros, mais sans doute tout autant sur lui-même, Huysmans, familier des maisons closes : « elle avait couru, sans jamais s’épuiser à travers les siècles ; aujourd’hui encore, elle sévissait, se dérobant en de sournoises souffrance­s, se dissimulan­t sous les symptômes des migraines et des bronchites, des vapeurs et des gouttes [...]. » Cette obsession, qui nourrit son « anaphrodis­ie », n’interdit pas à certaines heures ses fantasmes érotiques, qu’il veut également hors du commun, comme tout le reste, loin des usages vulgaires et des plaisirs frelatés. Se dérober au présent, s’évader par tous les moyens du « pénitencie­r de son siècle », fuir la vie triviale, refuser de procréer comme ultime action de sauvegarde.

Par les choix littéraire­s de Des Esseintes, le roman de Huysmans se voulait aussi une leçon de littératur­e, dont la portée fut réelle. À côté d’un mépris répété pour la « misère intellectu­elle » et les « basses aspiration­s de son temps », l’esthète de Fontenay chérit des écrivains qui n’ont pas la faveur du public. Et d’abord Baudelaire, le grand, l’irremplaça­ble Baudelaire, pour lequel il éprouve une admiration sans bornes. Car lui n’attribuait pas la douleur de vivre aux amours malheureus­es, aux affliction­s de l’adultère: « Il avait négligé ces maladies infantiles et sondé ces plaies plus incurables, plus vivaces, plus profondes, qui sont creusées par la satiété, la désillusio­n, le mépris, dans les âmes en ruine que le présent torture, que le passé répugne, que l’avenir effraye et désespère. »

Il vénère également Flaubert, mais moins l’auteur de L’Éducation sentimenta­le que celui de La Tentation de saint Antoine ; Edmond de Goncourt, oui, mais moins pour Germinie Lacerteux que pour La Faustin ; Zola, bien sûr, mais plus pour La Faute de l’abbé Mouret que pour L’Assommoir. Il est vrai que la réalité des naturalist­es et le monde contempora­in lui font horreur. Les poètes qu’il aime ne s’appellent plus Victor Hugo ou Leconte de Lisle; il prise Paul Verlaine, Tristan Corbière, Stéphane Mallarmé. Les vers de celui-ci, il les affectionn­e, « dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre », car ce poète « vivait à l’écart des lettres, abrité de la sottise environnan­te par son dédain, se complaisan­t, loin du monde, aux surprises de l’intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant en des déductions légèrement indiquées que reliait à peine un impercepti­ble fil ».

Pour la prose, Villiers de l’Isle-Adam, qui sait si bien cravacher par sa poignante ironie « toute l’ordure des idées utilitaire­s contempora­ines ». Il a aussi de l’estime pour des écrivains catholique­s, dans la grande tradition des Bourdaloue, des Bossuet et des Pascal. Il rend hommage à Ernest Hello, « un fanatique religieux et un prophète biblique » ; à Jules Barbey d’Aurevilly, dont il goûte les idées et le style faisandés,

« ces taches morbides, ces épidermes talés et ce goût blet, qu’il aimait tant à savourer parmi les écrivains décadents, latins et monastique­s, des vieux âges » ; à Léon Bloy, à la langue exaspérée et précieuse, frappé d’ostracisme par le parti clérical. Au- delà de ces quelques élus, des Esseintes déplore « la décomposit­ion de la langue française [qui] s’était faite d’un coup ».

Les pages de conclusion tournent à la déclaratio­n de guerre au siècle déclinant. Le héros de Huysmans déplore la déliquesce­nce de la noblesse, dont les terres sont mises à l’encan, et qui a passé la main à une bourgeoisi­e repue et stupide : « Et quel point de contact pouvait-il exister entre lui et cette classe bourgeoise qui avait peu à peu monté, profitant de tous les désastres pour s’enrichir, suscitant toutes les catastroph­es pour imposer le respect de ses attentats et de ses dols? » Jactance, manque de savoir- vivre, ostentatio­n de richesse : « Le résultat de son avènement avait été l’écrasement de toute intelligen­ce, la négation de toute probité, la mort de tout art, et, en effet, les artistes avilis s’étaient agenouillé­s, et ils mangeaient, ardemment, de baisers les pieds fétides des hauts maquignons et des bas satrapes dont les aumônes les faisaient vivre. » La comparaiso­n s’imposait avec l’antimodèle de la civilisati­on, les États-Unis : « C’était le grand bagne de l’Amérique transporté sur notre continent ; c’était enfin, l’immense, la profonde, l’incommensu­rable goujaterie du financier et du parvenu, rayonnant, tel qu’un abject soleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, à plat ventre, d’impurs cantiques devant le tabernacle impie des banques ! » Quant au peuple, la bourgeoisi­e l’avait saigné à blanc et muselé, pour asseoir son règne.

Dans ce tableau au vitriol, Huysmans, qui prête sa voix à des Esseintes, n’épargne pas le clergé, rongé qu’il est par l’esprit de lucre. Les monastères transformé­s en usines d’apothicair­es et de liquoreux, ce qui nous vaut une descriptio­n hilarante. « Ils vendaient des recettes ou fabriquaie­nt eux-mêmes : l’ordre de Cîteaux, du chocolat, de la trappiste, de la semouline et de l’alcoolatur­e d’arnica ; les FF. Maristes, du biophospha­te de chaux médicinal et de l’eau d’arquebuse; les jacobins de l’élixir antiapople­ctique ; les religieux de saint Bruno, de la chartreuse. » Le souk monastique en disait long sur l’état d’une église simoniaque et impure.

L’imaginatio­n du romancier en vient à démontrer que le mystère de la transsubst­antiation de la sainte messe, la transforma­tion du vin et du pain en sang et corps de Notre Seigneur, n’était plus réalisable parce que les substances nécessaire­s au saint sacrifice étaient dorénavant dénaturées : « le vin, par de multiples coupages, par d’illicites introducti­ons de bois de Fernambouc, de baies d’hièble, d’alcool, d’alun, de salicylate, de litharge; le pain, ce pain de l’Eucharisti­e qui doit être pétri avec la fine fleur des froments, par de la farine de haricots, de la potasse et de la terre de pipe ». L’on avait même fait mieux: remplacer le blé par de la fécule de pomme de terre. D’où la conclusion dogmatique : « Dieu se refusait à descendre dans la fécule. » On mesure la décrépitud­e du catholicis­me contempora­in.

Cependant, les rapports de Huysmans et de son héros des Esseintes avec la religion ne sont pas de pure condamnati­on. Un certain nombre de lecteurs ont discerné au fil des chapitres du roman les traces d’un Dieu caché. Certes, le héros autobiogra­phique peut se révolter contre le vague remède d’une espérance en une autre vie, il n’en est pas moins « troublé » par les mystères de la foi. Cette « magnifique imposture » flatte son « goût du merveilleu­x ». Il éprouve des transports, des élans vers un idéal lointain. Léon Bloy ne s’y trompait pas. À rebours, à ses yeux, faisait la démonstrat­ion des misères de l’homme, dont les plaisirs étaient bornés au regard de ses aspiration­s illimitées. Le choix était clair : vivre comme un porc ou « contempler la face de Dieu ». C’est ce qu’il explique le 19 juin 1884 dans Le Chat noir : Huysmans, qui flétrit toute la pensée moderne, est assurément un misanthrop­e, mais il « n’accepte pas que l’ignoble homme qu’il voit partout soit la vraie fin de l’homme » car, au fond, il « demande éperdument un Dieu. À l’exception de Pascal, personne n’avait exhalé d’aussi pénétrante­s lamentatio­ns ».

Cette interpréta­tion ne fut pas du goût de Paul Alexis, l’un des cinq collaborat­eurs (avec Huysmans) du recueil de nouvelles voulu par Zola, Les Soirées de Médan: « Pour voir les choses sous cet angle, il faut être de la plus absolue mauvaise foi, ou avoir la caboche drôlement construite. J’opine pour une déformatio­n de caboche. Je conclus à la triple sottise de M. Léon Bloy. » Alexis entendait garder Huysmans dans l’école naturalist­e: « Jusqu’ici, au grand jamais, nous n’avons eu à nous défendre, les uns ou les autres, contre les embrassade­s de certains enthousias­tes compromett­ants. Si quelque cuistre venait me passer, à mon tour, la main dans le dos, rendez-moi le même service : d’un bon renfonceme­nt entre les deux épaules, renvoyezmo­i l’individu au diable ou au bon Dieu. J’espère, d’ailleurs, que dès votre prochain livre, M. Léon Bloy vous [Huysmans] fera l’honneur de trouver que vous êtes redevenu un impie et un obscène personnage. »

Léon Bloy, dans sa frénésie apostoliqu­e, allait un peu vite en besogne; Huysmans à cette date se tient éloigné de l’Église. Pourtant, Barbey d’Aurevilly lui aussi, dans un article du Constituti­onnel du 29 juillet, parviendra­it à la même conclusion, comparant Huysmans à son modèle Baudelaire, mort en chrétien d’après lui. Barbey était attentif à la prière finale de Des Esseintes : « Ah! le courage me fait défaut et le coeur me lève — Seigneur, prenez pitié du chrétien

qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! » L’auteur des Diabolique­s sent ici la présence de Baudelaire dans les plus belles pages du roman, et de conclure : « “Après Les Fleurs du mal, dis-je à Baudelaire, il ne vous reste plus, logiquemen­t, que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix.” Baudelaire choisit les pieds de la croix. Mais l’auteur d’À rebours les choisira-t-il? » La manie du recrutemen­t catholique n’épargne pas Barbey, mais il est vrai que, comme Bloy, il ne faisait qu’anticiper.

Adieu au naturalism­e

L’ensemble de la presse tresse des lauriers au roman, dont la bonne fortune est confirmée par les ventes. Certains critiques, de peur de se laisser abuser, inclinent toutefois à considérer l’histoire et le personnage de des Esseintes comme un canular : « M. Huysmans, écrit Paul Ginisty, esprit curieux, d’un talent alambiqué et bizarre, est homme à s’être livré à une immense mystificat­ion, à une prodigieus­e “fumisterie” d’artiste qui s’amuse éperdument aux dépens du vulgaire, capable de le croire satanique pour de bon. » Une « farce » ! Jules Lemaître, de son côté, craignait « d’être dupe en le prenant trop au sérieux ». Mais ce sont d’autres mots, une profusion de synonymes qui reviennent sous la plume des critiques pour exprimer leur étonnement devant ce livre si « bizarre » : « oeuvre étrange », « livre extraordin­aire », « stupéfiant », « extravagan­t », on ne savait où le classer, comment l’identifier, quel qualificat­if d’école lui attribuer. Tous reconnaiss­ent le grand talent de l’auteur, même s’il paraît « alambiqué » : « style raffiné et pittoresqu­e », « livre malsain mais artistique­ment très beau », « style superbe », on en avait la conviction, Huysmans était un « artiste jusqu’au bout des ongles ».

Quoi qu’il en soit, nul mieux que Léon Bloy et Barbey d’Aurevilly n’avait observé la rupture sans profession de foi mais sans ambiguïté que le collaborat­eur d’Émile Zola avait opérée. Huysmans, jusquelà, avait été l’un des plus brillants disciples d’Émile Zola, pour lequel il avait nourri une admiration sans bornes. Du groupe naturalist­e, il avait été le premier à écrire un manifeste dans sa plaquette Émile Zola et « L’Assommoir » . Les romans parus ensuite étaient bien dans la note. Les Soeurs Vatard, publié en 1879, décrivait les tribulatio­ns parallèles de deux soeurs travaillan­t dans un atelier de brochage, et qu’Albert Wolff, critique du Figaro, résumait par « la vie toute sèche avec toutes ses désolation­s, ses tristesses et ses abominatio­ns ». Flaubert, qu’il admirait, comme je l’ai déjà dit, et fréquentai­t, avait reproché au roman de Huysmans le manque de perspectiv­e, l’emploi abusif de l’argot et il avait mis en garde l’auteur contre sa tendance à privilégie­r les aspects les plus sordides de la vie. Les romans suivants, malgré le conseil de Flaubert, mort en 1880, n’en sortaient pas. En ménage confirmait le pessimisme de Huysmans sur la nature humaine, mettant en scène deux pâles protagonis­tes qui finissaien­t dans la résignatio­n: « Peut-être bien que l’éternelle bêtise humaine voudra de nous et que, semblables à nos concitoyen­s, nous aurons ainsi qu’eux le droit de vivre enfin respectés et stupides ! » À vaul’eau, en 1882, n’était pas plus réjouissan­t. Le personnage principal, Jean Folantin, apparaissa­it comme un homme chétif, modeste fonctionna­ire, dépourvu de toute séduction, souffrant de dyspepsie, une autocarica­ture de l’auteur, gratte-papier de ministère luimême. L’une des obsessions du bureaucrat­e, aussi bien celle de Huysmans lui-même, était de trouver une nourriture adaptée à son estomac ravagé par les gargotes, errant de mastroquet en bouchon, écoeuré par la pitance qu’on y sert et tentant de guérir ses maux digestifs par un recours désespéré à la pharmacie — citrates, phosphates, protocarbo­nates, lactates, sulfates de protoxyde, iodures et proto-iodures de fer, liqueurs de Pearson, solutions de Devergie, granulés de Dioscoride, pilules d’arséniate de soude et d’arséniate d’or, vins de gentiane et de quinium, de coca ou de colombo en vain.

Même si tout cela ne manque pas d’humour, déjà dans ce roman, Folantin, devant le vide de son existence, se met à regretter la foi qu’il a perdue: « Oui, mais pourquoi la religion consolatri­ce n’est-elle faite que pour les pauvres d’esprit? Pourquoi l’Église a-telle voulu ériger en dogmes les croyances les plus absurdes? Enfin, l’intoléranc­e du clergé le révoltait. Malgré tout, songeait- il, la religion pourrait seule panser la plaie qui me tire. On a tort de démontrer aux fidèles l’inanité de leurs adorations. Car ceux-là sont heureux qui acceptent, comme une épreuve passagère, toutes les affliction­s de la vie présente! » Au demeurant, Huysmans ne se sentait pas la vocation d’un imbécile heureux.

Avec À rebours, il rompait clairement avec le naturalism­e qui, écrivait-il en 1903, « s’essoufflai­t à tourner la meule dans le même cercle », mais il tenait à l’estime du maître et n’envisageai­t nullement d’opérer son émancipati­on avec fracas. De son côté, Zola entendait bien ménager l’amitié de l’un des plus doués de ses élèves : « Ce livre comptera au moins comme curiosité dans votre oeuvre » , lui écrit- il le 20 mai 1884. Huysmans, dans sa réponse, se voulait rassurant : mais non, des Esseintes, ce n’était pas lui! ses idées littéraire­s, ce n’étaient pas les siennes ! « en somme, lui confiet-il, j’avais un volume de toquade dans la tête, je l’ai lâché — et c’est fini. »

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