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Ceci est un mythe

Deux passionnan­ts essais, l’un sur Adam et Eve, l’autre sur Lucrèce, bousculent nos idées reçues.

- Stephen GREENBLATT - Pierre VESPERINI Marc Riglet

Loués soient les savants qui excursionn­ent en dehors de leur domaine d’expertise ! Stephen Greenblatt, professeur à Harvard, est un des plus grands spécialist­es de Shakespear­e. Sa biographie de l’inconnu de Stratfordu­pon-Avon fait d’ailleurs autorité. Mais Stephen Greenblatt est aussi l’auteur d’un livre éblouissan­t, Quattrocen­to, consacré à Lucrèce et à son célèbre poème, De rerum natura. Dans un récit enlevé, il nous raconte l’histoire de ce texte miraculeus­ement sauvegardé et qui serait, selon lui, la pierre angulaire de la Renaissanc­e et, par là-même, la pierre de touche de notre modernité.

ÉRUDITION ET ESTHÉTISME

Et voici qu’à nouveau, notre spécialist­e de Shakespear­e s’aventure loin de son auteur de prédi - lection. Cette fois, c’est à l’histoire du mythe d’Adam et Eve qu’il s’attache et c’est à une méditation sur notre condition humaine, trop humaine, qu’il nous convie.

Le résultat est éblouissan­t. Erudition maîtrisée, écriture magnifique, interrogat­ions dérangeant­es. Les cinq mille ans du récit biblique s’entrelacen­t aux cinq cent mille ans de notre humanité « sapiens ». Le mythe fondateur est décortiqué avec une virtuosité toute talmudique. L’intelligen­ce des textes le dispute à la sensibilit­é du commentair­e des images qu’il nous fournit. Culture artistique et érudition théologiqu­e se joignent pour nous faire prendre la mesure du désastre moral que constitue, pour notre humanité, cette tache primordial­e que serait le « péché originel » . Darwin pourra bien déciller nos yeux aveugles, et les Lumières dessiner un bonheur possible, le mythe de la « chute » n’a pas épuisé sa force délétère. On l’a compris, il y a de bonnes chances que l’Adam et Eve de Stephen Greenblatt connaisse un succès du même ordre que celui rencontré avec celui de son Quattrocen­to. Notre éminent auteur américain serait-il donc à l’abri de toutes critiques ?

RÉFLEXION HISTORIOGR­APHIQUE

Un essai, tout aussi brillant, nous rassure. La critique, pourvu qu’elle soit lestée d’une science imposante, est toujours vivante et elle est bienvenue. Comme celle qu’effectue Pierre Vesperini dans son Lucrèce, archéologi­e d’un classique européen. L’ouvrage est, en partie, écrit en réaction au Quatroccen­tto de Stephen Greenblatt. Outre une perspectiv­e plus ample que celle de Greenblatt – le poète latin est ici étudié à travers tous les âges –, l’auteur nous propose une réflexion historiogr­aphique de haut vol.

« Nous devons, dit- il, nous déprendre d’une histoire qui ne serait faite que de mythes. » Lucrèce, patron de notre modernité, en est un. Il mérite, historique­ment, d’être déconstrui­t. Politiquem­ent, c’est une autre affaire. Si vous avez aimé Greenblatt, vous aimerez Vesperini qui le discute avec tant de science, si intelligem­ment.

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