DROZOPHILIE
Que la bizarrerie de ce titre n’effarouche pas vos pudeurs, il ne désigne pas une perversion insolite et mal orthographiée, avec un essaim de mouches du vinaigre comme partenaires. Foin des billets sur les auteurs méconnus et les livres oubliés, ce mois-ci je veux saluer et payer un petit tribut de reconnaissance à une prestigieuse maison d’édition et honorer la mémoire de Mademoiselle Droz, sa fondatrice. À l’automne de l’an de disgrâce 1916, l’École pratique des hautes études, section sciences historiques et philosophiques, accueillait Eugénie Droz, une étudiante née à La Chaux-de-Fonds en 1893, qui venait d’obtenir une licence de lettres à Neuchâtel. Diplômée des Hautes Études en 1924, elle se consacre à des recherches et des travaux d’érudition sur les textes littéraires et sur l’histoire du livre au XVIe siècle, cum floridior vigebat aetas, une formule de Jean Antoine de Baïf pour qualifier la florissante époque de François Ier.
Elle publie ses premiers livres à l’adresse du 13, avenue Félix-Faure dans le XVe arrondissement, son domicile privé. Puis, sans tarder, elle gagne l’inévitable quartier Odéon-Saint-Germain-des-Prés et ouvre une librairie Droz, d’abord rue Serpente, avant d’acquérir, au 25, rue de Tournon, la maison que François Ier avait offerte à Clément Marot. En 1934, elle fonde la revue Humanisme et Renaissance. C’est aussi à Paris qu’elle commence la publication de la collection « Textes littéraires français » . En 1947, la doctissime Eugénie retourne dans sa patrie et installe son affaire rue Verdaine à Genève. « Dès l’origine d’ailleurs l’ancrage genevois de la maison était inscrit, sinon dans les astres, du moins sur les pages de tous ses titres, puisque E. Droz avait choisi comme marque celle de l’imprimeur Jean de Stalle, actif à Genève de 1487 à 1493. La seule modification, coquetterie, qu’osa l’éditrice moderne fut de remplacer les initiales I. S. par E. D. » ( Max Engammare, Catalogue Droz, 1999). Pour que la maison reste genevoise, Eugénie la cédera en 1963 à deux jeunes historiens, Giovanni Busino et Alain Dufour, avant de se retirer à Gy. Mademoiselle Droz s’est éteinte en décembre 1976. En 1966, la librairie avait déménagé au 11, rue Massot, son adresse actuelle.
Depuis 1995, la maison est dirigée par Max Engammare, un érudit qui poursuit la politique éditoriale de Mademoiselle Droz et de ses deux savants successeurs. Eugénie aimait les chiens. Humbert, son basset favori, figure sur une carte publicitaire de la première adresse genevoise de la librairie. Au début des années 1960, j’ai acquis ma première publication de chez Droz. C’est une étude de Winifred Newton sur le thème de Phèdre et d’Hippolyte dans la littérature française, publiée à Paris en 1939. L’ouvrage est toujours dans ma bibliothèque, en compagnie d’une centaine d’autres titres de Droz, des bibliographies, des études d’histoire, des mémoires et un grand nombre d’éditions critiques des poètes de la Renaissance et de l’époque baroque. Je suis un fervent drozophile. Bénie soit cette institution qui honore la République des lettres depuis presque cent ans ! Sans elle, je n’aurais pas connu Lazare de Selve, Papillon de Lasphrise, Jean-Baptiste Chassignet, Abraham de Vermeil et autres phénix baroques, alors qu’Internet n’existait pas et que je manquais de quibus pour me payer les premières éditions de ces poètes. Aujourd’hui, le fonds Droz est une corne d’abondance (la Cornucopia des humanistes) d’où s’échappent à profusion les plus belles fleurs et les meilleurs fruits de l’ancien Jardin de plaisance, augmentés de ceux cultivés dans les temps modernes par l’élite des chercheurs en lexicologie, en histoires économique, politique ou sociale, en archéologie, en médecine, en philosophie, en théologie, en belles lettres, en antiquité classique, en linguistique, en juridiction internationale.
Vous vous dites peut-être que ce panégyrique est outré. Dans ce cas, prenez le temps de parcourir le catalogue Droz sur leur site internet. Que le diable m’estringole si vous n’êtes pas éblouis par sa richesse !