LUC FERRY
Les mots de la philosophie
C’est bien avant l’Académie française, en 387 av. J.-C., que la première Académie, celle de Platon, voit le jour à Athènes. Son nom vient tout simplement du lieu où s’installe l’institution, dans l’un des faubourgs d’Athènes, près du tombeau d’un héros nommé Académos. L’Académie fut sans doute la première université dans l’Histoire. On y trouvait non seulement des salles de cours, mais aussi des chambres d’étudiants, un réfectoire, une bibliothèque. Platon y enseignera pendant quarante ans, jusqu’à sa mort, en - 347, à l’âge de 80 ans. On raconte que ses dialogues étaient joués devant les élèves comme des pièces de théâtre, et qu’ils prenaient plaisir, ayant reçu l’enseignement du maître, à en déchiffrer le sens.
Aujourd’hui, l’adjectif qu’on a tiré de cette glorieuse école est curieusement péjoratif. Un style académique est désormais synonyme d’ampoulé, vieillot, peu innovant. Ce détournement du sens initial est largement dû au combat féroce que les premiers bohèmes, Théophile Gautier, Pétrus Borel et Gérard de Nerval, vont mener contre ceux qu’ils appellent les « vieux genoux », les vieillards de l’Académie française qui, aux yeux des jeunes romantiques, incarnent le classicisme moribond.
C’est dans ce contexte que la bataille d’Hernani prend place, comme le rappelle Gautier dans ses souvenirs. Évoquant son face- à- face héroïque avec les académiciens, le jeune Théophile, qui arbore une barbe, un gilet rouge et des cheveux longs, trouve des images dignes d’un Daniel Cohn-Bendit face au CRS : « Nous les regardâmes avec un sang- froid parfait, toutes ces larves du passé et de la routine, tous ces ennemis de l’art, de l’idéal, de la liberté et de la poésie, qui cherchaient de leurs débiles mains tremblotantes à tenir fermée la porte de l’avenir ; et nous sentions dans notre coeur un sauvage désir de lever leur scalpe avec notre tomahawk pour en orner notre ceinture ; mais à cette lutte, nous eussions couru le risque de cueillir moins de chevelures que de perruques ; car si elle raillait l’école moderne sur ses cheveux, l’école classique, en revanche, étalait au balcon de la galerie du Théâtre-Français une collection de têtes chauves. […] Cela sautait si fort aux yeux qu’à l’aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires avec des tons de couleur chair et beurre rance, malveillants malgré leur apparence paterne, un jeune sculpteur […] s’écria au milieu d’un tumulte : “À la guillotine, les genoux !” » Comme on le voit, le lien qui unit l’idéal révolutionnaire, la jeunesse et la chevelure « antibourgeoise » n’est pas nouveau. On notera aussi l’accent mis sur le « goût individuel » qui s’oppose à la tradition et va caractériser l’esprit bohème, puis l’art moderne, tout au long du xx e siècle. Comme le remarquera, non sans une certaine cruauté, Henry Murger dans ses fameuses Scènes de la vie de bohème qui allaient servir de livret à l’opéra de Puccini, si quelques bohèmes eurent le courage de leurs idées au point de finir à la morgue (comme le malheureux Aloysius Bertrand), la plupart, funeste paradoxe, entreront à l’Académie française, préfigurant ainsi la reconversion de nos vieux soixante-huitards dans les lieux d’argent et de pouvoir.
Le lien qui unit l’idéal révolutionnaire, la jeunesse et la chevelure « antibourgeoise » n’est pas nouveau