DANS L’ACTU Les « book clubs »
S’il est extrêmement populaire outre-Atlantique, le phénomène des book clubs – ou clubs de lecture – reste discret en France. Il connaît toutefois un essor ces dernières années, notamment grâce aux cercles littéraires qui s’exposent sur le Web.
Quand on aime, on ne compte pas. Voilà déjà dix ans que Marie-Thérèse, sexagénaire parisienne, se rend tous les premiers lundis du mois à son club de lecture, près de Versailles. « J’ai une heure de transport à chaque fois. C’est long, mais j’y tiens », assure-t-elle. Ce cercle littéraire plutôt select, qui se tient dans l’appartement d’une de ses amies, fonctionne selon le principe de la « bibliothèque tournante ». À chaque rentrée, les quinze participantes doivent ainsi apporter chacune quelques livres agrémentés d’une petite fiche de lecture. Tout au long de l’année, ces passionnées de littérature pourront ensuite venir piocher, dans cette bibliothèque improvisée,
les ouvrages qui les séduisent, avant d’en faire la critique à l’occasion des rencontres mensuelles. « Ce sont des moments très sympas. Je connais tout le monde, maintenant. Et puis j’ai fait de belles découvertes littéraires », raconte Marie-Thérèse. La dernière en date ? Le Foyer des mères heureuses d’Amulya Malladi, un roman émouvant sur la condition des mères porteuses en Inde.
De nombreux groupes de lecture informels, comme celui de Marie-Thérèse et de ses amies, existent en France. Impossible, pourtant, de les quantifier. Contrairement aux États-Unis ou en Angleterre, le phénomène des book clubs dans l’Hexagone ne fait l’objet ni d’une littérature scientifique abondante ni même de grandes enquêtes nationales. « Le sujet intéresse peu », regrette Jean-Marc Leveratto, professeur de sociologie de la culture à l’université de Lorraine. « En France, on veut bien chiffrer le nombre de lecteurs, mais pas les espaces où l’on échange sur le livre. » Forcément, qui dit club dit échange…
ET LES HOMMES, DANS TOUT ÇA ?
Ce que l’on sait, en revanche, sur les book clubs à la française, c’est qu’ils se tiennent la plupart du temps au domicile de particuliers, dans des cafés littéraires, des restaurants associatifs, dans les bibliothèques municipales et… dans la rue ! La dernière tendance, appelée « book-crossing », consiste en effet à déposer des ouvrages dans l’espace public pour qu’ils puissent être trouvés et lus par d’autres personnes. Ces dernières pourront ensuite, si elles le souhaitent, laisser des avis sur Internet.
Les participants des clubs de lecture sont en grande majorité des femmes issues de la classe moyenne cultivée. « Souvent, elles s’y rendent à des moments de leur vie où elles sont en transition ou en reconversion. Il peut s’agir de femmes jeunes, qui ne sont pas encore complètement insérées dans le monde du travail ou bien, au contraire, de femmes plus âgées, proches de l’âge de la retraite, qui commencent à avoir plus de temps pour elles », explique Viviane Albenga, professeure de sociologie à l’IUT Bordeaux-Montaigne dans la filière des métiers du livre. Et les hommes, dans tout ça ? « Il y en a quelques-uns dans les book-clubs, mais ils sont peu nombreux. Certains y adhèrent car ils auraient aimé avoir un métier plus littéraire, qu’ils n’ont pas exercé parce que ce n’était pas considéré comme viril. Lorsqu’ils s’inscrivent à ces clubs, ils allègent un peu leur frustration », constate la chercheuse.
Si les groupes de lecture servent à assouvir la passion des « bookaholics » , ils sont aussi des espaces de lien social et de retrouvailles. Ganit, une Israélienne installée en France depuis longtemps, a repris le Paris Anglophone Book Club, en 2013. « C’était un endroit chouette, je ne voulais pas que ça s’arrête », explique cette grande lectrice. Le principe de ce book club ? Les internautes s’inscrivent sur Meet’up, un réseau social qui permet à des inconnus de se retrouver physiquement pour échanger à propos de leurs centres d’intérêt communs.
En ligne, le Paris Anglophone Book Club regroupe ainsi plus de deux mille membres. Mais dans les faits, seules vingt-cinq personnes sont fidèles aux rendez-vous mensuels chez Ganit, dans le 10e arrondissement. Un verre de vin à la main, tous viennent y parler littérature dans la langue de Shakespeare et… renouer avec leurs racines. « Il doit y avoir seulement trois Français dans le groupe. Le Paris Anglophone Book Club, c’est un peu le rendez-vous littéraire des expatriés », sourit Ganit. Le rituel du groupe est le suivant : au début de chaque mois, les participants élisent un livre et l’évoquent le mois suivant. En mai dernier, les inscrits ont choisi de commenter un premier roman : La Brève et Merveilleuse Vie d’Oscar Wao, de Junot Díaz.
DU FORUM VIRTUEL À LA DISCUSSION RÉELLE
Outre les rencontres physiques « in the real life », les échanges littéraires se font désormais largement sur Internet. « Les premiers clubs de lecture virtuels sont nés au début des années 2000 et ont été créés par des intellectuels parisiens, plutôt cadres supérieurs. Le site Voix au chapitre, créé en 1986, était l’un des premiers », explique Jean-Marc Leveratto. Depuis, blogs littéraires, forums de discussions, bibliothèques numériques participatives et booktubeurs pullulent sur la Toile. Avec pour conséquence positive la démocratisation de la lecture : « Il y a désormais une quantité d’informations accessibles au public. La prise de parole
sur le livre est aussi plus horizontale, remarque le sociologue. Avec Internet, même les gens qui n’écrivent pas bien en français se lancent. Il suffit de regarder les commentaires des livres sur Amazon ! »
Parmi les plus grands succès de book clubs virtuels figure aujourd’hui Babelio, un réseau social permettant d’inscrire sa bibliothèque personnelle et de la partager avec d’autres utilisateurs. Avec plus de six cent mille membres au compteur, le site regroupe de multiples forums de discussions sur des sujets aussi divers que le polar, la philosophie ou même la bibliographie d’un auteur. Preuve que la discussion virtuelle n’est peut-être satisfaisante qu’un temps, de plus en plus de gens inscrits sur Babelio cherchent désormais à se rencontrer dans la réalité. « C’est ce que nous constatons depuis quelques mois », se réjouit Guillaume Tesseire, l’un des fondateurs.
Face à ce mastodonte, d’autres groupes de lecture 2.0 tirent également leur épingle du jeu, tels que Livr’addict ou encore Viabooks, un site Internet créé en 2014 et animé par une équipe de bénévoles. À l’instar de Babelio, les membres de Viabooks peuvent à la fois commenter les livres et participer à l’un des cent salons de lecture du site, présentés comme « la version moderne des salons littéraires du xviii e siècle ». Aujourd’hui, le site comptabilise près de cent mille membres. De quoi, peutêtre, passer à un modèle économique viable ? Pas tout de suite, explique Olivia Phélip, la fondatrice : « Nous ne voulons pas conclure des partenariats et devenir potentiellement dépendants d’un gros site de vente en ligne, comme Amazon. Pour le moment, notre petite taille nous assure notre liberté. » À bon entendeur… Lou-Ève Popper