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Personnage n’est parfait

- STÉPHANIE HOCHET

« ON NE ME PARDONNERA PAS D’AVOIR PASSÉ CE GENTILHOMM­E AU FIL DE MON ÉPÉE »

Je l’attends dans une pièce sombre recouverte de tentures. Avant même de l’apercevoir, je l’ai entendu. Un ricanement. Bref, sans doute étouffé d’une main. Puis j’ai entendu son pas. Sa démarche rapide, nerveuse. Il est entré dans la pièce et m’a saluée d’un geste de la main. Sa bouche s’est un peu crispée, ce qui ressemble au début d’un sourire. Je me suis levée à son arrivée, mais il m’a fait un signe pour que je m’asseye. La fatigue se lit sur son visage. Son regard s’attarde sur le sol et semble suivre quelque chose de mobile et invisible. C’est à moi de parler. Je lui demande comment il se porte. « Depuis la mort du père de ma fiancée ? » lance-t-il vivement. Je ne dis rien. Son regard bleu se promène sur les tentures. Soudain un nouveau ricanement, sans retenue celui-ci, sorti du plus profond de lui, de l’endroit le plus intime. « On ne me pardonnera pas d’avoir passé ce gentilhomm­e au fil de mon épée même si ce n’était pas ma première intention. » Son corps est assailli de tremblemen­ts. Ce corps immense et maigre qui ne dort plus depuis plusieurs semaines. Hamlet se déteste. Il se hait autant qu’il hait son oncle. Et ses sentiments ont enflé ces derniers temps, au point de faire de sa vie un calvaire. Ça, il n’a pas besoin de me le dire. Je le sais et je le vois. Accepte-t-il de me parler de son enfance ? Le jeune homme relève la tête et me fixe avec froideur, puis ses yeux se perdent dans des souvenirs. Il me raconte une enfance idyllique à laquelle je ne crois pas. L’espoir qu’il avait d’être aussi grand et valeureux que son père. Ce n’était pas qu’un homme, c’était un roi, le plus grand que le Danemark connaîtra. Et sa mère ? Il se redresse. Il me paraît immense, long comme une lance dans ses vêtements noirs. Sa mère est une source d’amour et de haine. « Elle m’a aimé et puis elle est devenue sale. » Je reste bouche bée. Le mariage de Gertrude avec le frère du roi juste après la mort de celui-ci a été perçu comme un inceste par certains. Et surtout par son fils. Il l’accuse d’avoir eu cette liaison avant le décès du roi Hamlet. Le dégoût se lit sur son visage émacié. Je devrais changer de sujet, mais je veux qu’il me parle de ses amours. Enfin, de son amour. « J’avais dit à Ophélie de se méfier » , dit-il simplement. J’aimerais savoir pourquoi il n’a pas choisi de l’aimer, pourquoi il a préféré la vengeance à cette idylle qui avait si bien commencé. Je n’ose poser la question. « Ce n’était pas le bon moment » , répond Hamlet comme s’il m’avait entendu penser. Et le suicide ? Pour la première fois depuis le début de notre entretien, Hamlet sourit. Des dents de carnivore, pensé-je. « Si je n’étais pas chrétien, je me serais déjà suicidé. La mort m’attire comme une maîtresse mystérieus­e. J’ai souvent fantasmé ma propre dague enfoncée dans mon coeur. » À quand remonte ce désir morbide ? « À mes 13 ans » , dit-il. Mais le temps presse, mon locuteur doit partir pour l’Angleterre. Il n’a que cinq minutes à m’accorder. Je sais qu’il doit s’exiler car la mort de Polonius est son fait. Deux amis l’attendent. « Nous reparleron­s de tout ça une autre fois, quand j’aurais réglé mes affaires. » Je ne peux m’empêcher d’éprouver de la peur et de la peine.

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