Les têtes brûlées du Donbass
Composées de chômeurs et d’exclus, les milices prorusses de l’est du pays paradent en treillis, dressent des barrages, occupent des édifices publics. Mais qui les arme ? Qui les finance ? Qui assure leur transport ? Enquête
Il a finalement accepté une rencontre dans un lieu neutre, protégé des regards et « surtout des micros » . Nous voilà donc dans la banlieue de Donetsk, au pied d’un immeuble déglingué où un appartement a été loué pour une heure. Dmitri, comme il se fait appeler, appartient à un régiment des « forces populaires d’auto défense du Donbass », un de ces groupes paramilitaires séparatistes et prorusses qui ont pris le contrôle d’une dizaine de villes de l’est de l’Ukraine. Il a participé activement à l’occupation de l’immeuble de l’administration de Donetsk, l’un des premiers bâtiments publics tombés, début avril, aux mains des rebelles prorusses. Sur le terrain, ce jeune père de famille, râblé, tout en muscles, aujourd’hui vêtu d’un simple survêtement, se transforme en combattant : cagoule, treillis et gilet pare-balles, gants de cuir et protège-tibias, Dmitri est membre d’Oplot, groupe paramilitaire créé par un ex-militaire du ministère des Affaires intérieures en 2010.
Au sein de ces milices d’autodéfense, on prône un mode de vie sain, sans alcool ni tabac, et des valeurs fortes. Elles ont participé, en première ligne, à toutes les prises de bâtiments administratifs. Quand on l’interroge sur l’organisation de ces opérations, il esquisse un demi-sourire : « Ce sont des mouvements spontanés et populaires. Je ne suis qu’un simple ouvrier qui met ses forces au service d’une juste cause. » On n’en saura pas plus. Dmitri est en revanche intarissable sur ses motivations. « Cette crise est sociale avant d’être politique », affirme cet ex-ouvrier qui touchait 3 200 grivnas, environ 280 euros par mois dans son usine métallurgique : « Mon père était ouvrier et il vivait bien. Il y a dix ans, moi-même, je vivais
normalement. Aujourd’hui, je survis, sans espoir. Quand on manifeste, ils nous lâchent 10 dollars. C’est une insulte. Ce pays, avec ses oligarques arrogants et sa clique de politiciens pourris, a fait de nous des misérables, des moins-querien. » Il s’indigne de voir son pays « vendu aux Etats-Unis », voudrait « interdire la circulation du dollar », rêve de restaurer « une carte historique dela Russie ». Mais derrière les phrases toutes faites, c’est l’humiliation qui le brûle : « Je n’ai que 32 ans et déjà plus d’avenir. Lesgens comme moi n’ont rien à perdre, et c’est pour ça qu’ils iront jusqu’au bout. » Est-il payé pour ce job d’homme de main ? Son visage se ferme. La conversation est terminée.
Dimanche dernier, les autorités autoproclamées de la « République populaire de Donetsk » ont annoncé la formation du premier régiment d’une armée unissant les milices d’autodéfense. Ils sont déjà des centaines comme Dmitri à postuler. Jeunes, athlétiques, déterminés. Et frustrés. Cette guerre qu’ils mènent donne un sens à leur vie. Avec leurs cagoules, leurs tenues paramilitaires et leurs rangers, leur batte de base-ball, quelquefois même un AK-47 en bandoulière, ils roulent les mécaniques, bondissent à la recherche d’un hypothétique « fasciste » sous le regard admiratif des filles. Gonflés d’orgueil et de testostérone, ils existent, enfin. En Crimée, c’étaient des bataillons d’élite, des spetsnaz, les forces spéciales, en clair, des soldats russes qui menaient les opérations. Propre, net, sans bavures. Ici, point d’armée professionnelle, mais des milices populaires, des commandos composés de civils, de chômeurs, d’exclus, de laissés-pour-compte. Pas étonnant qu’ils soient si nombreux à s’enrôler.
Sur le check-point qui barre l’entrée de Horlivka, à 45 kilomètres de Donetsk, également tombée entre les mains des séparatistes fin avril, ils sont une dizaine à contrôler les véhicules. Leur unité compte « environ 130hommes », des locaux uniquement, affirme fièrement Maksim, un ancien mineur, qui dirige le barrage : « Et les volontaires affluent chaque jour. » Un amas de pneus, doublé de sacs de sable, barre la route. Dans le sous-bois, un campement de trois méchantes tentes. Une babouchka du village fait la tambouille sous les drapeaux de la Russie et de la région. On leur apporte un paquetage de thé, de café et de sodas, prestement embarqués. « Mais pas d’alcool », précisent-ils, de nouveau – même si l’agressivité qui règne souvent sur ces barrières en fin de journée, rendant chaque passage imprévisible et dangereux, prouve que certains dérogent à la règle. Ce matin-là, c’est paisible. Il y a Pavel, un quinquagénaire bedonnant en jeans, Maksim, le géant en survêtement fatigué, un vieux voisin handicapé, venus prêter main-forte, et Slava, 30 ans, regard bleu roi et uniforme militaire impeccable. Sans autres armes que leurs bâtons et leurs matraques, jurent-ils, ils se sont enrôlés dès le début de la crise, dans différentes organisations paramilitaires : Droit du Peuple ou Est Russe, souvent par internet. Il y a plusieurs groupes, dans chaque ville, explique Maksim, qui tentent aujourd’hui de se coordonner, mais dont les objectifs demeurent variés: les uns veulent un rattachement à la Russie, comme en Crimée, d’autres un statut de république autonome ; tous refusent les élections organisées par Kiev, et exigent la tenue d’un référendum. Reliés par un réseau interne, genre talkie-walkie, ils se déplacent dans un périmètre de 50 kilomètres carrés, au gré des besoins.
Le camp pro-Kiev accuse ce lumpenprolétariat paramilitaire d’être composé de mercenaires, payés une dizaine d’euros par jour. Aucun ne l’admettra. Ils sont « bénévoles », point. Pour l’instant, les repas et la fierté d’être « dans le
mouvement » leur suffisent. Ils sont là pour « lutter contre le fascisme », « honorer la mémoire des anciens, morts en combattant les nazis » . Quelques jours plus tard, Ivan, le visage recouvert d’une cagoule, qui fait le planton devant un poste de police conquis, avouera cependant du bout des lèvres que le treillis et les rangers lui ont été gratuitement fournis. C’est tout. Avec 40% de chômage, des usines contraintes au chômage technique, les hommes prêts à se mobiliser pour une bouchée de pain ne manquent pas. Mais en haut de l’échelle, c’est différent. « Il y a plusieurs catégories de populations au seinde ces milices », explique Sergueï, dont le frère occupe l’administration centrale de Donetsk, un bâtiment de dix étages transformé en camp retranché et qui doit abriter le futur gouvernement de la République autonome du Donbass.
Aux côtés de ces simples civils, qui tiennent les barrages routiers et les édifices publics, on trouve aussi des paramilitaires issus des forces spéciales : les Berkout, par exemple, ces unités antiémeute ukrainiennes qui avaient reçu l’ordre de tirer sur les manifestants, lors des événements de Maïdan, à Kiev : 60morts et 80 blessés parmi les opposants au président Ianoukovitch et pratiquement autant de blessés dans leur camp. Après le massacre, leur unité a été dissoute. Considérés comme des criminels à Kiev, ils sont, ici, traités en martyrs et en héros. On les voit, avec leur uniforme, assurer « le service d’ordre » autour des bâtiments pris par les milices. Il y a aussi ces jeunes garçons en survêtement, athlétiques, qui sont le pendant prorusse des titouchki, ces provocateurs, qui avaient fait déraper les événements de Maïdan. Et enfin, en haut de la hiérarchie, les boïeviki, ces combattants bien préparés. Surnommés les « petits hommes verts », ces anciens militaires sont des vétérans d’Afghanistan ou du Caucase, très bien entraînés, rompus à la discipline militaire et au maniement des armes. D’où viennent-ils ? « Leurs opérations sont professionnelles et synchronisées. Iln’y a aucun amateurisme, a déclaré à la chaîne ABC l’ambassadrice des Etats-Unis aux Nations unies, Samantha Power. Ils agissent exactement de la mêmemanière dans chacune des villes où ils sont intervenus. » La diplomate y voit le signe de l’implication de Moscou. Autre signe imparable selon des experts militaires: les deux hélicoptères de l’armée ukrainienne abattus à Slaviansk, le 2 mai. Une opération de guerre, qui implique un armement sophistiqué, comme un missile sol-air, certainement pas à la portée du premier commando d’autodéfense venu. Vladimir Poutine a dit qu’il « nec ontrôl[ ait] plusrien dans la région » , ce qui est déjà une forme d’aveu rétrospectif.
On sait en tout cas qui dirige ces hommes. Igor Strelkov, de son vrai nom Igor Guirkine, selon les services de sécurité ukrainiens, vivrait en temps normal à Moscou et serait un colonel de la Direction générale des Renseignements (GRU) de l’état-major russe. Surnommé « Strelok » (le tireur), cet les officier opérations est bel et dans bien la « le pilote de toutes région » , reconnaît Denis Pouchiline, le nouveau leader de la République populaire autoproclamée de Donetsk. L’enlèvement des observateurs de l’OSCE, relâchés le 3 mai, c’est lui. Dans un entretien accordé, fin avril, au quotidien russe « Komsomolskaïa Pravda », cet officier a reconnu qu’il était venu dans la région « avec un bataillon constitué en Crimée et composé de volontaires aux deux tiers ukrainiens, originaires de plusieurs régions d’Ukraine ». Beaucoup viennent du « Donbass : de Donetsk et de Lougansk. […] La plupart ont unee xpérience militaire, a-t-il confirmé, certains ayant combattu dans l’armée russe, en Tchétchénie ou en Asie centrale, d’autres en ex-Yougoslavie ». Strelkov, interviewé depuis sur des télévisions russes, jure qu’en termes de matériel « la Russie n’a rien donné » et que tout leur arsenal a été confisqué à la police ou saisi dans des casernes ukrainiennes… Soit. Mais qui paie ces soldats ? Qui finance les opérations militaires ? Qui assure la logistique, le transport ? Beaucoup évoquent le président déchu, Viktor Ianoukovitch, réfugié en Russie, et qui jouit d’une immense fortune, mais rien n’est avéré.
« Nous avons des sponsors, des financements amis », reconnaît simplement Nicolaï Solntsev. Ce quinquagénaire pétri d’idéologie marxiste, ancien réviseur dans une imprimerie, devenu l’un des cadres politiques de la République autoproclamée du Donbass, affirme qu’il n’y a rien à attendre des oligarques : « Ils ne vont pas nous aider à nous armer, car ils savent que ces armes se retourneront contre eux. Nous pensons qu’il faut en finir avec cette classe néobourgeoise et confisquer leur richesse afin de la redistribuer au peuple » , dit-il. Pour l’instant, le milliardaire Rinat Akhmetov, le tsar local, considéré comme l’homme le plus riche d’Ukraine, propriétaire de mines de charbon et d’un complexe métallurgique, s’est bien gardé, comme la plupart des grandes fortunes du pays, de prendre position. Guennadi Kernes, l’oligarque devenu maire de Kharkiv, a, quant à lui, envoyé des signaux contradictoires, penchant tantôt du côté de Moscou, puis de celui de Kiev. Le 28 avril, il a été grièvement blessé, de plusieurs balles dans le dos. A bon entendeur.