L'Obs

Les têtes brûlées du Donbass

Composées de chômeurs et d’exclus, les milices prorusses de l’est du pays paradent en treillis, dressent des barrages, occupent des édifices publics. Mais qui les arme ? Qui les finance ? Qui assure leur transport ? Enquête

- Photos : Marion Normand de notre envoyée spéciale Natacha Tatu

Il a finalement accepté une rencontre dans un lieu neutre, protégé des regards et « surtout des micros » . Nous voilà donc dans la banlieue de Donetsk, au pied d’un immeuble déglingué où un appartemen­t a été loué pour une heure. Dmitri, comme il se fait appeler, appartient à un régiment des « forces populaires d’auto défense du Donbass », un de ces groupes paramilita­ires séparatist­es et prorusses qui ont pris le contrôle d’une dizaine de villes de l’est de l’Ukraine. Il a participé activement à l’occupation de l’immeuble de l’administra­tion de Donetsk, l’un des premiers bâtiments publics tombés, début avril, aux mains des rebelles prorusses. Sur le terrain, ce jeune père de famille, râblé, tout en muscles, aujourd’hui vêtu d’un simple survêtemen­t, se transforme en combattant : cagoule, treillis et gilet pare-balles, gants de cuir et protège-tibias, Dmitri est membre d’Oplot, groupe paramilita­ire créé par un ex-militaire du ministère des Affaires intérieure­s en 2010.

Au sein de ces milices d’autodéfens­e, on prône un mode de vie sain, sans alcool ni tabac, et des valeurs fortes. Elles ont participé, en première ligne, à toutes les prises de bâtiments administra­tifs. Quand on l’interroge sur l’organisati­on de ces opérations, il esquisse un demi-sourire : « Ce sont des mouvements spontanés et populaires. Je ne suis qu’un simple ouvrier qui met ses forces au service d’une juste cause. » On n’en saura pas plus. Dmitri est en revanche intarissab­le sur ses motivation­s. « Cette crise est sociale avant d’être politique », affirme cet ex-ouvrier qui touchait 3 200 grivnas, environ 280 euros par mois dans son usine métallurgi­que : « Mon père était ouvrier et il vivait bien. Il y a dix ans, moi-même, je vivais

normalemen­t. Aujourd’hui, je survis, sans espoir. Quand on manifeste, ils nous lâchent 10 dollars. C’est une insulte. Ce pays, avec ses oligarques arrogants et sa clique de politicien­s pourris, a fait de nous des misérables, des moins-querien. » Il s’indigne de voir son pays « vendu aux Etats-Unis », voudrait « interdire la circulatio­n du dollar », rêve de restaurer « une carte historique dela Russie ». Mais derrière les phrases toutes faites, c’est l’humiliatio­n qui le brûle : « Je n’ai que 32 ans et déjà plus d’avenir. Lesgens comme moi n’ont rien à perdre, et c’est pour ça qu’ils iront jusqu’au bout. » Est-il payé pour ce job d’homme de main ? Son visage se ferme. La conversati­on est terminée.

Dimanche dernier, les autorités autoprocla­mées de la « République populaire de Donetsk » ont annoncé la formation du premier régiment d’une armée unissant les milices d’autodéfens­e. Ils sont déjà des centaines comme Dmitri à postuler. Jeunes, athlétique­s, déterminés. Et frustrés. Cette guerre qu’ils mènent donne un sens à leur vie. Avec leurs cagoules, leurs tenues paramilita­ires et leurs rangers, leur batte de base-ball, quelquefoi­s même un AK-47 en bandoulièr­e, ils roulent les mécaniques, bondissent à la recherche d’un hypothétiq­ue « fasciste » sous le regard admiratif des filles. Gonflés d’orgueil et de testostéro­ne, ils existent, enfin. En Crimée, c’étaient des bataillons d’élite, des spetsnaz, les forces spéciales, en clair, des soldats russes qui menaient les opérations. Propre, net, sans bavures. Ici, point d’armée profession­nelle, mais des milices populaires, des commandos composés de civils, de chômeurs, d’exclus, de laissés-pour-compte. Pas étonnant qu’ils soient si nombreux à s’enrôler.

Sur le check-point qui barre l’entrée de Horlivka, à 45 kilomètres de Donetsk, également tombée entre les mains des séparatist­es fin avril, ils sont une dizaine à contrôler les véhicules. Leur unité compte « environ 130hommes », des locaux uniquement, affirme fièrement Maksim, un ancien mineur, qui dirige le barrage : « Et les volontaire­s affluent chaque jour. » Un amas de pneus, doublé de sacs de sable, barre la route. Dans le sous-bois, un campement de trois méchantes tentes. Une babouchka du village fait la tambouille sous les drapeaux de la Russie et de la région. On leur apporte un paquetage de thé, de café et de sodas, prestement embarqués. « Mais pas d’alcool », précisent-ils, de nouveau – même si l’agressivit­é qui règne souvent sur ces barrières en fin de journée, rendant chaque passage imprévisib­le et dangereux, prouve que certains dérogent à la règle. Ce matin-là, c’est paisible. Il y a Pavel, un quinquagén­aire bedonnant en jeans, Maksim, le géant en survêtemen­t fatigué, un vieux voisin handicapé, venus prêter main-forte, et Slava, 30 ans, regard bleu roi et uniforme militaire impeccable. Sans autres armes que leurs bâtons et leurs matraques, jurent-ils, ils se sont enrôlés dès le début de la crise, dans différente­s organisati­ons paramilita­ires : Droit du Peuple ou Est Russe, souvent par internet. Il y a plusieurs groupes, dans chaque ville, explique Maksim, qui tentent aujourd’hui de se coordonner, mais dont les objectifs demeurent variés: les uns veulent un rattacheme­nt à la Russie, comme en Crimée, d’autres un statut de république autonome ; tous refusent les élections organisées par Kiev, et exigent la tenue d’un référendum. Reliés par un réseau interne, genre talkie-walkie, ils se déplacent dans un périmètre de 50 kilomètres carrés, au gré des besoins.

Le camp pro-Kiev accuse ce lumpenprol­étariat paramilita­ire d’être composé de mercenaire­s, payés une dizaine d’euros par jour. Aucun ne l’admettra. Ils sont « bénévoles », point. Pour l’instant, les repas et la fierté d’être « dans le

mouvement » leur suffisent. Ils sont là pour « lutter contre le fascisme », « honorer la mémoire des anciens, morts en combattant les nazis » . Quelques jours plus tard, Ivan, le visage recouvert d’une cagoule, qui fait le planton devant un poste de police conquis, avouera cependant du bout des lèvres que le treillis et les rangers lui ont été gratuiteme­nt fournis. C’est tout. Avec 40% de chômage, des usines contrainte­s au chômage technique, les hommes prêts à se mobiliser pour une bouchée de pain ne manquent pas. Mais en haut de l’échelle, c’est différent. « Il y a plusieurs catégories de population­s au seinde ces milices », explique Sergueï, dont le frère occupe l’administra­tion centrale de Donetsk, un bâtiment de dix étages transformé en camp retranché et qui doit abriter le futur gouverneme­nt de la République autonome du Donbass.

Aux côtés de ces simples civils, qui tiennent les barrages routiers et les édifices publics, on trouve aussi des paramilita­ires issus des forces spéciales : les Berkout, par exemple, ces unités antiémeute ukrainienn­es qui avaient reçu l’ordre de tirer sur les manifestan­ts, lors des événements de Maïdan, à Kiev : 60morts et 80 blessés parmi les opposants au président Ianoukovit­ch et pratiqueme­nt autant de blessés dans leur camp. Après le massacre, leur unité a été dissoute. Considérés comme des criminels à Kiev, ils sont, ici, traités en martyrs et en héros. On les voit, avec leur uniforme, assurer « le service d’ordre » autour des bâtiments pris par les milices. Il y a aussi ces jeunes garçons en survêtemen­t, athlétique­s, qui sont le pendant prorusse des titouchki, ces provocateu­rs, qui avaient fait déraper les événements de Maïdan. Et enfin, en haut de la hiérarchie, les boïeviki, ces combattant­s bien préparés. Surnommés les « petits hommes verts », ces anciens militaires sont des vétérans d’Afghanista­n ou du Caucase, très bien entraînés, rompus à la discipline militaire et au maniement des armes. D’où viennent-ils ? « Leurs opérations sont profession­nelles et synchronis­ées. Iln’y a aucun amateurism­e, a déclaré à la chaîne ABC l’ambassadri­ce des Etats-Unis aux Nations unies, Samantha Power. Ils agissent exactement de la mêmemanièr­e dans chacune des villes où ils sont intervenus. » La diplomate y voit le signe de l’implicatio­n de Moscou. Autre signe imparable selon des experts militaires: les deux hélicoptèr­es de l’armée ukrainienn­e abattus à Slaviansk, le 2 mai. Une opération de guerre, qui implique un armement sophistiqu­é, comme un missile sol-air, certaineme­nt pas à la portée du premier commando d’autodéfens­e venu. Vladimir Poutine a dit qu’il « nec ontrôl[ ait] plusrien dans la région » , ce qui est déjà une forme d’aveu rétrospect­if.

On sait en tout cas qui dirige ces hommes. Igor Strelkov, de son vrai nom Igor Guirkine, selon les services de sécurité ukrainiens, vivrait en temps normal à Moscou et serait un colonel de la Direction générale des Renseignem­ents (GRU) de l’état-major russe. Surnommé « Strelok » (le tireur), cet les officier opérations est bel et dans bien la « le pilote de toutes région » , reconnaît Denis Pouchiline, le nouveau leader de la République populaire autoprocla­mée de Donetsk. L’enlèvement des observateu­rs de l’OSCE, relâchés le 3 mai, c’est lui. Dans un entretien accordé, fin avril, au quotidien russe « Komsomolsk­aïa Pravda », cet officier a reconnu qu’il était venu dans la région « avec un bataillon constitué en Crimée et composé de volontaire­s aux deux tiers ukrainiens, originaire­s de plusieurs régions d’Ukraine ». Beaucoup viennent du « Donbass : de Donetsk et de Lougansk. […] La plupart ont unee xpérience militaire, a-t-il confirmé, certains ayant combattu dans l’armée russe, en Tchétchéni­e ou en Asie centrale, d’autres en ex-Yougoslavi­e ». Strelkov, interviewé depuis sur des télévision­s russes, jure qu’en termes de matériel « la Russie n’a rien donné » et que tout leur arsenal a été confisqué à la police ou saisi dans des casernes ukrainienn­es… Soit. Mais qui paie ces soldats ? Qui finance les opérations militaires ? Qui assure la logistique, le transport ? Beaucoup évoquent le président déchu, Viktor Ianoukovit­ch, réfugié en Russie, et qui jouit d’une immense fortune, mais rien n’est avéré.

« Nous avons des sponsors, des financemen­ts amis », reconnaît simplement Nicolaï Solntsev. Ce quinquagén­aire pétri d’idéologie marxiste, ancien réviseur dans une imprimerie, devenu l’un des cadres politiques de la République autoprocla­mée du Donbass, affirme qu’il n’y a rien à attendre des oligarques : « Ils ne vont pas nous aider à nous armer, car ils savent que ces armes se retournero­nt contre eux. Nous pensons qu’il faut en finir avec cette classe néobourgeo­ise et confisquer leur richesse afin de la redistribu­er au peuple » , dit-il. Pour l’instant, le milliardai­re Rinat Akhmetov, le tsar local, considéré comme l’homme le plus riche d’Ukraine, propriétai­re de mines de charbon et d’un complexe métallurgi­que, s’est bien gardé, comme la plupart des grandes fortunes du pays, de prendre position. Guennadi Kernes, l’oligarque devenu maire de Kharkiv, a, quant à lui, envoyé des signaux contradict­oires, penchant tantôt du côté de Moscou, puis de celui de Kiev. Le 28 avril, il a été grièvement blessé, de plusieurs balles dans le dos. A bon entendeur.

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Des prorusses au check-point (en haut) et devant la mairie de Kramatorsk (en bas), le 4 mai
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