L'Obs

DÉBATS

Il y a deux ans, le penseur publiait son grand oeuvre, où il proposait une vision renouvelée de la science, de l’économie ou de l’écologie. Depuis, sa pensée ne cesse de gagner en influence. Pour “le Nouvel Obs”, il fait le point sur sa réflexion

- Un entretien avec Bruno Latour

Dirigés par Jean Daniel Bruno Latour Mon enquête chez les Modernes

Le Nouvel Observateu­r Pendant longtemps, vous avez mené des enquêtes de terrain dans des lieux plutôt inattendus: un laboratoir­e scientifiq­ue, un atelier où l’on inventait un métro automatiqu­e ou encore le Conseil d’Etat. On vous croyait donc anthropolo­gue ou sociologue. Il y a deux ans, avec « Enquête sur les modes d’existence », vous vous êtes transformé en philosophe, mais aussi en chef de projet, puisqu’une équipe travaille désormais avec vous. Peut-on dire que vous êtes en train d’élaborer un nouveau système philosophi­que? Bruno Latour Il s’agit moins d’un système que de la synthèse des enquêtes que j’ai menées dans des domaines divers: le droit, la science, la technique. Si l’on y ajoute l’économie et la politique, on a là le noyau central de la Modernité. Voilà pourquoi j’ai sous-titré l’ouvrage « Une anthropolo­gie des Modernes ». Mais cette anthropolo­gie générale ne se contente pas de dresser un bilan: elle se fait sous contrainte écologique. Face aux menaces environnem­entales, les Modernes (qui désignent ici moins l’Occident que la façon dont le monde s’est occidental­isé) doivent réévaluer tout ce qui leur est arrivé depuis trois cents ans. Mon objectif est de les aider à faire le tri dans ce qu’ils ont vécu, afin de déterminer ce à quoi ils tiennent réellement. Et c’est là que l’enquête prend le dessus sur le système: pour déterminer ce qui est important pour les Modernes, il faut aller voir sur le terrain, comme je l’ai fait pendant quatre décennies. « Enquête sur les modes d’existence » se propose de généralise­r cette approche en y agrégeant d’autres personnes. Depuis la publicatio­n, grâce à une subvention de l’Union européenne, le processus s’est mis en route, avec la participat­ion d’universita­ires du monde entier, une équipe à temps plein à Paris, un site participat­if complèteme­nt original (modesofexi­stence.org). Fin juillet, une grande réunion aura lieu à Paris et un jury provisoire évaluera le chemin parcouru, avec entre autres les philosophe­s Peter Sloterdijk, Barbara Cassin et Dipesh Chakrabart­y. Vous voyez, cela ne ressemble pas exactement aux systèmes philosophi­ques d’hier, même si je reconnais qu’il y a quelque chose de systématiq­ue dans la démarche que j’ai initiée. Disons que je fais de la philosophi­e empirique. Votre réflexion est construite autour de la notion de « mode d’existence ». De quoi s’agit-il? J’emprunte le terme au philosophe Etienne Souriau. Il s’agit de décrire un fait que la Modernité n’a jamais regardé de très près. Notre monde est peuplé d’« êtres » très différents: il y a des organismes vivants, des objets techniques, des institutio­ns, des sentiments, des pratiques. Tous existent bel et bien, mais pas de la même façon, pas sur le même mode. Nous avons repéré une quinzaine de modes d’existence: la technique, l’art, le droit, la science, la politique, l’organisati­on, les affects, mais la liste n’est sûrement pas close… Chaque mode d’existence possède son propre régime de vérité (ou de véridictio­n): une déclaratio­n d’amour, une décision de justice ou un ordinateur sont « vrais », mais chacun à sa manière. Prenons l’exemple

du droit: la vérité juridique sera le fruit d’une confrontat­ion entre les deux parties. Il n’y a pas de vérité objective en droit et, pourtant, personne ne songerait à dire d’un jugement qu’il contrevien­t à la vérité: la décision de justice s’impose comme un mode de véridictio­n légitime. L’art, la religion, la science ou la politique obéissent à leur propre régime de véridictio­n, chacun ayant sa légitimité.

Quelles sont les conséquenc­es de cette approche? Le premier effet, c’est de montrer que, contrairem­ent à ce que croient les sociologue­s, le monde social ne se limite pas aux relations entre les hommes. Le social est tissé d’associatio­ns entre des êtres dont chacun dépend de modes d’existence très variés. Ainsi, vous qui êtes en train de m’interviewe­r, vous êtes associé à l’enregistre­ur numérique que vous avez posé sur la table, lequel est associé à un logiciel, des standards, des normes, un système juridique qui a été adopté par une représenta­tion politique: cela nous permet de voir que la pratique de l’interview mobilise des objets très hétéroclit­es. Autre conséquenc­e: ce qui singularis­e les Modernes, c’est d’avoir établi une hiérarchie dans ces modes d’existence. Nous avons placé en haut une certaine idée de la Science, la Raison et la Technique, et nous avons considéré que les autres modes d’existence avaient peu ou pas de valeur. Mettre l’accent sur la pluralité des ontologies permet de sortir la Modernité de cette obsession pour un seul mode. Justement, par le passé, on vous a accusé de ne pas croire dans la science et la raison, d’être « relativist­e ». Dans mes enquêtes dans des laboratoir­es, j’ai montré que, pour accéder à une vérité scientifiq­ue, la méthode scientifiq­ue n’est pas d’un grand secours. Ce dont on a besoin, c’est d’un dispositif composite, rassemblan­t des éléments non scientifiq­ues tels que des institutio­ns (souvent coûteuses), des installati­ons matérielle­s, la coopératio­n avec ses pairs, une bonne intuition, etc. En somme, la production des vérités scientifiq­ues dépend aussi de dimensions non scientifiq­ues. Certains scientifiq­ues ont cru que cette descriptio­n revenait à mettre en doute leur travail et à nier l’existence des vérités objectives. D’où l’accusation de relativism­e. Ce qui n’est pas le cas. Ce n’est pas parce qu’une vérité est « produite » grâce à un dispositif partiellem­ent scientifiq­ue qu’elle n’est pas objective. Regardez ce qui se passe pour un objet technique. Bien sûr, on peut dire que la seule valeur de l’objet est de nous faciliter la vie, de dominer la nature, d’être efficace. Mais, dans la pratique, la technique est remplie d’incertitud­es, qui nous obligent à des détours inattendus et bien plus intéressan­ts. Ainsi, pour monter un meuble Ikea, il faut un mode d’emploi, la bonne clé… et un coup de main du voisin: trois « choses » qui ressortiss­ent de modes d’existenced­ifférents. Ce que je veux dire, c’est qu’il existe un formidable écart entre les valeurs que le Moderne croit défendre – la certitude scientifiq­ue, l’efficacité technique – et ce qu’il a vraiment en face de lui – les incertitud­es, le bidouillag­e, le coup de main. Faire le tri dans la Modernité, c’est admettre cet écart et cesser de nous bercer d’illusions sur notre supposé « rationalis­me ».

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Bruno Latour a mené des enquêtes sociologiq­ues sur la science, la technique et le droit. Sa critique du rationalis­me dogmatique (« Nous n’avons jamais été modernes », 1991) lui a valu l’hostilité du monde scientifiq­ue. Après son grand oeuvre, « Enquête su
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Image tirée du film « Melancholi­a » ( Lars von Trier), nom de la planète qui se rapproche de la Terre et annonce la fin du monde

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