Le dernier récital d’une diva
Ce samedi 23 janvier, en début d’après-midi, un coursier vient livrer dans le bureau du président de la République un opuscule fraîchement sorti des presses. François Hollande découvre en avant-première « Murmures à la jeunesse », l’ouvrage de Christiane Taubira sur la déchéance de la nationalité (voir enca
dré p. 43), un manifeste consacré au thème « éthique et politique ». Quatre-vingt-dix pages lyriques et enflammées, dans le plus pur style de la « diva » de la place Vendôme et écrites dans le plus grand secret. Le livre a été imprimé en Espagne. Pourtant, au fond de lui, le chef de l’Etat, à quelques heures de son départ pour l’Inde, n’est pas vraiment surpris. Elle lui avait promis d’être loyale jusqu’au bout, malgré son « désaccord politique
majeur », et d’organiser son départ du gouvernement « dans l’élégance ». Elle tient parole. Il est le premier prévenu. A l’intérieur du livre, la dédicace ne laisse aucune place au doute. Cette fois, Christiane Taubira démissionne vraiment, après de nombreux faux départs. Du grand art. La ministre aime la poésie, René Char, Aimé Césaire, Edouard Glissant, mais aussi les coups de théâtre. Elle en use à foison pour mener sa carrière politique. Chez elle, la mise en scène est essentielle. L’artiste quitte la scène dans un « murmure à
la jeunesse » . Tout un symbole. Quel talent ! C’est ce qui fascine son interlocuteur. François Hollande, l’énarque, l’homme des chiffres, a une réelle affection pour la femme de lettres. Et une forme d’admiration. Elle est si différente de lui. Tout en imprécations, en coups de gueule, en débordements. Elle l’a tellement bluffé durant les débats parlementaires autour de sa loi sur le mariage pour tous. L’ancienne députée de Guyane y a acquis ses galons d’icône de la planète gay, mais aussi de toute la gauche. Face aux imprécateurs et aux Torquemada de la droite, elle a éclaboussé l’Assemblée nationale de sa flamboyance. La bateleuse est devenue Jeanne d’Arc. « Intouchable. » Et François Hollande la protège comme une
« pierre précieuse » . Elle est son double inversé. Christiane la romantique fait de la politique l’âme en bandoulière, toujours prête à monter sur une estrade ? François, lui, est un « mécano », toujours prêt à mettre de l’huile dans les rouages de la machine, pour que jamais rien ne grince. Christiane est tout en ruades et effets de manche. Lui, tout en rondeurs de chanoine. Cette fois encore, il tente, par téléphone, de la persuader de rester. Tenir jusqu’au prochain remaniement. Il lui promet aussi, si elle cède à sa supplique, de défendre bec et ongles sa réforme de la justice des mineurs, à laquelle elle tient tant. Elle ne peut pas partir avant, insiste-t-il. Ce sera sa « grande oeuvre », après la loi sur le mariage pour tous. La déchéance de la nationalité pour les binationaux ? Le terme sera passé à la trappe, promet Hollande. Alors pourquoi partir ? Et puis la tragédie des attentats les a considérablement rapprochés. Ils sont « frère et soeur d’armes » .
En décollant pour New Delhi, le président croit encore avoir retenu la « rebelle ». Ce n’est qu’à son retour, mardi dans la nuit,
“Avec le recul, on se demande quelles sont ses convictions profondes.” Un proche de Manuel Valls “Je suis une anomalie”, répètet‑elle avec gourmandise.
dans l’avion qui le ramène à Paris, qu’il reçoit un appel qui confirme le départ définitif de la garde des Sceaux. Un coup de canif à leur accord ? « Ils sont les seuls à savoir ce qu’ils se sont dit réelle
ment, souligne-t-on dans l’entourage du président. A-t-elle manqué à sa parole en partant en solo ? En tout cas, le chef de l’Etat était passablement énervé en rentrant à Paris. »
A l’aéroport d’Orly, Manuel Valls accueille François Hollande à sa descente d’avion. Les deux hommes rentrent ensemble à Paris dans la voiture blindée présidentielle. Taubira est un état d’urgence à elle toute seule… « Cette précipitation est bien le signe que Taubira a choisi la sortie des artistes et qu’elle a joué sa carte personnelle, avant toute autre considération, précise un ministre. C’est ce que craignait Manuel Valls depuis longtemps. Il avait prévenu Hollande sur le côté indomptable de la dame. »
Manuel, le trouble-fête. Depuis sa nomination à Matignon, le 31 mars 2014, l’ancien député d’Evry a bien du mal à dissimuler le peu de confiance qu’il éprouve à l’endroit de la pasionaria de Guyane, parachutée à la chancellerie. N’est-elle pas celle qui a humilié Lionel Jospin en 2002, en se présentant face à lui comme candidate radicale de gauche, et en contribuant ainsi à le faire chuter dès le premier tour ? A l’époque, Manuel Valls dirigeait la communication du candidat Jospin. Il n’a jamais oublié ce désastre politique. Le chef du gouvernement lui propose à deux reprises un « éloignement » au ministère de la Culture. Mais François Hollande, contre vents et marées, la maintient à son poste. Le président lui pardonne ses foucades, ses petites sorties de route, son
« caractère de cochon ». A la chancellerie, elle use pas moins de quatre directeurs de cabinet, harcèle de SMS nocturnes ses collaborateurs, parfois jusqu’à 3 heures du matin. Christiane Taubira commet parfois de grosses bévues, comme à propos des écoutes sur les téléphones de Nicolas Sarkozy. Lors d’une conférence de presse, la garde des Sceaux prétend ne rien savoir, tout en brandissant les procès-verbaux de ces mêmes écoutes. La France judiciaire pointe alors son amateurisme. Elle agace aussi les hauts magistrats, « ceux qui portent l’hermine », et qu’elle prend plaisir à humilier parfois. « Il y a un côté revanche sociale chez elle, dit Caroline Vigoureux, auteur d’une récente biographie de la ministre démissionnaire (1). Elle vient d’une famille modeste de onze enfants, à Cayenne, en Guyane. Sa mère a élevé seule sa progéniture, en faisant des ménages. Se retrouver propulsée vers les cimes du pouvoir judiciaire français, elle qui fut un temps une militante indépendantiste pure et dure, qui a même protégé des clandestins, dont son mari
de l’époque, Roland Delannon, fondateur du mouvement séparatiste Moguyde. C’est une forme de grand écart… » A ses proches, Christiane Taubira répète avec gourmandise : « Je suis une anomalie. » D’où vient le mystère de la relation entre le « normal » et « l’anomalie » ? Il remonte au voyage du candidat socialiste en Guyane, durant la campagne électorale, au printemps 2012. « Taubira a littéralement tapé dans l’oeil de Valérie Trierweiler, alors omniprésente et très influente dans l’entourage du futur président, raconte un proche de François Hollande. Tandis qu’André Vallini, fidèle entre les fidèles, avait le soutien de Jean-Marc Ayrault et s’apprêtait à emménager place Vendôme, François Hollande, à la surprise générale, impose Taubira au tout dernier moment. Il justifie son choix en disant qu’il a besoin d’une femme, d’une représentante des DOM, dans son gouvernement. Nous étions tous scotchés car elle n’avait pas un cursus correspondant au profil. Et puis, il y avait son itinéraire politique. » En dents de scie, pour ne pas dire davantage. En 1993, alors jeune députée de Guyane pour le parti autonomiste Walwari, elle vote la confiance au gouvernement Balladur, et même le budget. « Avec le recul, on se demande quelles sont ses convictions profondes, accuse un proche du Premier ministre. Elle a voté pour le gouvernement le plus ultralibéral de la Ve République. De 1993 à 1995, nous avons vécu la plus grande campagne de privatisations de notre appareil industriel. L’Etat stratège a été bradé au plus offrant. Elle a soutenu cette politique. » Taubira l’indomptable, elle ne s’en cache pas, reste politiquement insaisissable. Elle est un « météore », ditelle. N’a-t-elle pas aussi, en s’associant à Bernard Tapie, aux élections européennes de 1994, précipité la chute de Michel Rocard, le parrain politique de Manuel Valls ? Son profil atypique dérange jusqu’au sein du gouvernement. Une femme qui, pour défendre sa loi sur le mariage pour tous, déclame du Léon-Gontran Damas, poète guyanais, fondateur du mouvement de la négritude avec Aimé Césaire, n’a-t-elle pas définitivement un destin hors
norme ? Ce jour-là, elle s’est surpassée en matière d’envolées lyriques : « L’acte que nous allons accomplir est beau comme une rose dont la tour Eiffel assiégée à l’aube voit enfin s’épanouir les pétales. Il est grand comme un besoin de changer d’air, il est fort comme le cri
aigu d’un accent dans la nuit longue. » Le genre de formule qui exaspère Manuel Valls au plus haut point. Pour lui, aucun doute, la « frondeuse », un jour ou l’autre, finira par quitter le bateau. Elle a été à deux doigts de le faire au moment de l’exclusion du gouvernement du trio Hamon-Filippetti-Montebourg, à la fin de l’été 2014. Finalement, Taubira préféra rester. Pour mieux résister ? Ou pour ne pas suivre des « aventuriers » qu’elle traite alors de « gros nuls » ? Comment savoir, tant la dame brouille les pistes. Mais, depuis l’été 2014 puis la tragédie des attentats de 2015, elle a face à elle un ennemi déclaré : Manuel Valls. Pour lui, cette « insoumise » est une
« grenade dégoupillée » au sein même de l’exécutif. Depuis Matignon, il tente de réduire le champ d’action de l’égérie des frondeurs. Les magistrats notent une forme de mise en quarantaine de la ministre. « La dernière année, avant même l’instauration de l’état d’urgence, constate Céline Parisot, secrétaire générale de l’Union syndicale des Magistrats (USM), de nombreuses dispositions sont revenues directement du ministère de l’Intérieur, sans passer par la case chancellerie. On a eu le sentiment que la ministre était dépossédée de certains dossiers. L’état d’urgence n’a fait qu’amplifier les choses. » Au fil des mois, malgré le soutien patelin du président, Christiane la créole s’étiole. Elle se sent de plus en plus isolée face à l’hyperactiviste Premier ministre. Elle reste « pour François
Hollande », confie-t-elle alors à plusieurs ministres. Mais comment résister ? Elle se transforme peu à peu en « otage de luxe », en caution de gauche d’un gouvernement de plus en plus sécuritaire. Elle critique, en sourdine, la politique menée. Mais elle veut rester jusqu’au bout. Elle l’a promis à l’homme qui l’a propulsée aux sommets. La déchéance de la nationalité va tout précipiter. Le 22 décembre, en Algérie, elle critique et enterre ouvertement la mesure devant la presse. La saillie de trop ? Occasion rêvée pour Manuel Valls de « cornériser » un peu plus la récalcitrante. Quelques jours plus tard, le Premier ministre annonce qu’il défendra lui-même le projet de réforme constitutionnelle sur l’état d’urgence et la déchéance de nationalité. La garde des Sceaux ne garde plus rien. Ce n’est plus un camouflet mais une exécution politique. La diva vacille. Elle s’apprête à démissionner, puis hésite. Pendant les vacances de Noël ? Mauvais timing. Mieux vaut attendre une fenêtre de tir plus visible. Même dans la tourmente, l’ancienne députée de Guyane travaille la scénographie. Elle partira sur un coup d’éclat et pas sur une injonction de ce Premier ministre au ton de « petit colonel ». Elle entame, durant les fêtes de fin d’année, qu’elle passe en Guyane, l’écriture de « Murmures à la jeunesse ». Lors de ses derniers voeux à la chancellerie, elle glisse à ses interlocuteurs : « Il y a lieu de s’interroger sur la dynamique dans laquelle
notre démocratie semble s’engager. » Le message n’est même plus subliminal. Tout le monde comprend que le scénario de la « fuite à Cayenne » est ficelé. La garde des Sceaux est prête pour le grand saut… dans l’inconnu. Christiane Taubira part par la grande porte, juchée sur sa bicyclette, illuminée d’un sourire étincelant, en rêvant de promenades sur le fleuve Maroni. Une reine sereine. Oubliés, les derniers mois de « claustration », place Vendôme. A-t-elle des projets politiques ? Pas encore. Elle veut souffler, écrire, relire René Char et Aimé Césaire. La tentation du hamac ? Ou d’une candidature en 2017 ? On se bouscule déjà au portillon pour la convaincre d’y aller. Mais avec quel programme ? En a-t-elle seulement envie ? Les prétendants à devenir ses lieutenants commencent à se déclarer. La connaissent-ils vraiment ? Tout son itinéraire politique, depuis plus de trente ans, tend à prouver qu’elle est avant tout une franc-tireuse, une soliste. Pour ne pas dire une femme isolée ? Christiane Taubira, combien de divisions ?
(1) « Le Mystère Taubira », par Caroline Vigoureux, 220 pages, Plon, 2015.