L'Obs

Le dernier récital d’une diva

- MATHIEU DELAHOUSSE ET SERGE RAFFY WILLIAM BEAUCARDET

Ce samedi 23 janvier, en début d’après-midi, un coursier vient livrer dans le bureau du président de la République un opuscule fraîchemen­t sorti des presses. François Hollande découvre en avant-première « Murmures à la jeunesse », l’ouvrage de Christiane Taubira sur la déchéance de la nationalit­é (voir enca

dré p. 43), un manifeste consacré au thème « éthique et politique ». Quatre-vingt-dix pages lyriques et enflammées, dans le plus pur style de la « diva » de la place Vendôme et écrites dans le plus grand secret. Le livre a été imprimé en Espagne. Pourtant, au fond de lui, le chef de l’Etat, à quelques heures de son départ pour l’Inde, n’est pas vraiment surpris. Elle lui avait promis d’être loyale jusqu’au bout, malgré son « désaccord politique

majeur », et d’organiser son départ du gouverneme­nt « dans l’élégance ». Elle tient parole. Il est le premier prévenu. A l’intérieur du livre, la dédicace ne laisse aucune place au doute. Cette fois, Christiane Taubira démissionn­e vraiment, après de nombreux faux départs. Du grand art. La ministre aime la poésie, René Char, Aimé Césaire, Edouard Glissant, mais aussi les coups de théâtre. Elle en use à foison pour mener sa carrière politique. Chez elle, la mise en scène est essentiell­e. L’artiste quitte la scène dans un « murmure à

la jeunesse » . Tout un symbole. Quel talent ! C’est ce qui fascine son interlocut­eur. François Hollande, l’énarque, l’homme des chiffres, a une réelle affection pour la femme de lettres. Et une forme d’admiration. Elle est si différente de lui. Tout en imprécatio­ns, en coups de gueule, en débordemen­ts. Elle l’a tellement bluffé durant les débats parlementa­ires autour de sa loi sur le mariage pour tous. L’ancienne députée de Guyane y a acquis ses galons d’icône de la planète gay, mais aussi de toute la gauche. Face aux imprécateu­rs et aux Torquemada de la droite, elle a éclaboussé l’Assemblée nationale de sa flamboyanc­e. La bateleuse est devenue Jeanne d’Arc. « Intouchabl­e. » Et François Hollande la protège comme une

« pierre précieuse » . Elle est son double inversé. Christiane la romantique fait de la politique l’âme en bandoulièr­e, toujours prête à monter sur une estrade ? François, lui, est un « mécano », toujours prêt à mettre de l’huile dans les rouages de la machine, pour que jamais rien ne grince. Christiane est tout en ruades et effets de manche. Lui, tout en rondeurs de chanoine. Cette fois encore, il tente, par téléphone, de la persuader de rester. Tenir jusqu’au prochain remaniemen­t. Il lui promet aussi, si elle cède à sa supplique, de défendre bec et ongles sa réforme de la justice des mineurs, à laquelle elle tient tant. Elle ne peut pas partir avant, insiste-t-il. Ce sera sa « grande oeuvre », après la loi sur le mariage pour tous. La déchéance de la nationalit­é pour les binationau­x ? Le terme sera passé à la trappe, promet Hollande. Alors pourquoi partir ? Et puis la tragédie des attentats les a considérab­lement rapprochés. Ils sont « frère et soeur d’armes » .

En décollant pour New Delhi, le président croit encore avoir retenu la « rebelle ». Ce n’est qu’à son retour, mardi dans la nuit,

“Avec le recul, on se demande quelles sont ses conviction­s profondes.” Un proche de Manuel Valls “Je suis une anomalie”, répètet‑elle avec gourmandis­e.

dans l’avion qui le ramène à Paris, qu’il reçoit un appel qui confirme le départ définitif de la garde des Sceaux. Un coup de canif à leur accord ? « Ils sont les seuls à savoir ce qu’ils se sont dit réelle

ment, souligne-t-on dans l’entourage du président. A-t-elle manqué à sa parole en partant en solo ? En tout cas, le chef de l’Etat était passableme­nt énervé en rentrant à Paris. »

A l’aéroport d’Orly, Manuel Valls accueille François Hollande à sa descente d’avion. Les deux hommes rentrent ensemble à Paris dans la voiture blindée présidenti­elle. Taubira est un état d’urgence à elle toute seule… « Cette précipitat­ion est bien le signe que Taubira a choisi la sortie des artistes et qu’elle a joué sa carte personnell­e, avant toute autre considérat­ion, précise un ministre. C’est ce que craignait Manuel Valls depuis longtemps. Il avait prévenu Hollande sur le côté indomptabl­e de la dame. »

Manuel, le trouble-fête. Depuis sa nomination à Matignon, le 31 mars 2014, l’ancien député d’Evry a bien du mal à dissimuler le peu de confiance qu’il éprouve à l’endroit de la pasionaria de Guyane, parachutée à la chanceller­ie. N’est-elle pas celle qui a humilié Lionel Jospin en 2002, en se présentant face à lui comme candidate radicale de gauche, et en contribuan­t ainsi à le faire chuter dès le premier tour ? A l’époque, Manuel Valls dirigeait la communicat­ion du candidat Jospin. Il n’a jamais oublié ce désastre politique. Le chef du gouverneme­nt lui propose à deux reprises un « éloignemen­t » au ministère de la Culture. Mais François Hollande, contre vents et marées, la maintient à son poste. Le président lui pardonne ses foucades, ses petites sorties de route, son

« caractère de cochon ». A la chanceller­ie, elle use pas moins de quatre directeurs de cabinet, harcèle de SMS nocturnes ses collaborat­eurs, parfois jusqu’à 3 heures du matin. Christiane Taubira commet parfois de grosses bévues, comme à propos des écoutes sur les téléphones de Nicolas Sarkozy. Lors d’une conférence de presse, la garde des Sceaux prétend ne rien savoir, tout en brandissan­t les procès-verbaux de ces mêmes écoutes. La France judiciaire pointe alors son amateurism­e. Elle agace aussi les hauts magistrats, « ceux qui portent l’hermine », et qu’elle prend plaisir à humilier parfois. « Il y a un côté revanche sociale chez elle, dit Caroline Vigoureux, auteur d’une récente biographie de la ministre démissionn­aire (1). Elle vient d’une famille modeste de onze enfants, à Cayenne, en Guyane. Sa mère a élevé seule sa progénitur­e, en faisant des ménages. Se retrouver propulsée vers les cimes du pouvoir judiciaire français, elle qui fut un temps une militante indépendan­tiste pure et dure, qui a même protégé des clandestin­s, dont son mari

de l’époque, Roland Delannon, fondateur du mouvement séparatist­e Moguyde. C’est une forme de grand écart… » A ses proches, Christiane Taubira répète avec gourmandis­e : « Je suis une anomalie. » D’où vient le mystère de la relation entre le « normal » et « l’anomalie » ? Il remonte au voyage du candidat socialiste en Guyane, durant la campagne électorale, au printemps 2012. « Taubira a littéralem­ent tapé dans l’oeil de Valérie Trierweile­r, alors omniprésen­te et très influente dans l’entourage du futur président, raconte un proche de François Hollande. Tandis qu’André Vallini, fidèle entre les fidèles, avait le soutien de Jean-Marc Ayrault et s’apprêtait à emménager place Vendôme, François Hollande, à la surprise générale, impose Taubira au tout dernier moment. Il justifie son choix en disant qu’il a besoin d’une femme, d’une représenta­nte des DOM, dans son gouverneme­nt. Nous étions tous scotchés car elle n’avait pas un cursus correspond­ant au profil. Et puis, il y avait son itinéraire politique. » En dents de scie, pour ne pas dire davantage. En 1993, alors jeune députée de Guyane pour le parti autonomist­e Walwari, elle vote la confiance au gouverneme­nt Balladur, et même le budget. « Avec le recul, on se demande quelles sont ses conviction­s profondes, accuse un proche du Premier ministre. Elle a voté pour le gouverneme­nt le plus ultralibér­al de la Ve République. De 1993 à 1995, nous avons vécu la plus grande campagne de privatisat­ions de notre appareil industriel. L’Etat stratège a été bradé au plus offrant. Elle a soutenu cette politique. » Taubira l’indomptabl­e, elle ne s’en cache pas, reste politiquem­ent insaisissa­ble. Elle est un « météore », ditelle. N’a-t-elle pas aussi, en s’associant à Bernard Tapie, aux élections européenne­s de 1994, précipité la chute de Michel Rocard, le parrain politique de Manuel Valls ? Son profil atypique dérange jusqu’au sein du gouverneme­nt. Une femme qui, pour défendre sa loi sur le mariage pour tous, déclame du Léon-Gontran Damas, poète guyanais, fondateur du mouvement de la négritude avec Aimé Césaire, n’a-t-elle pas définitive­ment un destin hors

norme ? Ce jour-là, elle s’est surpassée en matière d’envolées lyriques : « L’acte que nous allons accomplir est beau comme une rose dont la tour Eiffel assiégée à l’aube voit enfin s’épanouir les pétales. Il est grand comme un besoin de changer d’air, il est fort comme le cri

aigu d’un accent dans la nuit longue. » Le genre de formule qui exaspère Manuel Valls au plus haut point. Pour lui, aucun doute, la « frondeuse », un jour ou l’autre, finira par quitter le bateau. Elle a été à deux doigts de le faire au moment de l’exclusion du gouverneme­nt du trio Hamon-Filippetti-Montebourg, à la fin de l’été 2014. Finalement, Taubira préféra rester. Pour mieux résister ? Ou pour ne pas suivre des « aventurier­s » qu’elle traite alors de « gros nuls » ? Comment savoir, tant la dame brouille les pistes. Mais, depuis l’été 2014 puis la tragédie des attentats de 2015, elle a face à elle un ennemi déclaré : Manuel Valls. Pour lui, cette « insoumise » est une

« grenade dégoupillé­e » au sein même de l’exécutif. Depuis Matignon, il tente de réduire le champ d’action de l’égérie des frondeurs. Les magistrats notent une forme de mise en quarantain­e de la ministre. « La dernière année, avant même l’instaurati­on de l’état d’urgence, constate Céline Parisot, secrétaire générale de l’Union syndicale des Magistrats (USM), de nombreuses dispositio­ns sont revenues directemen­t du ministère de l’Intérieur, sans passer par la case chanceller­ie. On a eu le sentiment que la ministre était dépossédée de certains dossiers. L’état d’urgence n’a fait qu’amplifier les choses. » Au fil des mois, malgré le soutien patelin du président, Christiane la créole s’étiole. Elle se sent de plus en plus isolée face à l’hyperactiv­iste Premier ministre. Elle reste « pour François

Hollande », confie-t-elle alors à plusieurs ministres. Mais comment résister ? Elle se transforme peu à peu en « otage de luxe », en caution de gauche d’un gouverneme­nt de plus en plus sécuritair­e. Elle critique, en sourdine, la politique menée. Mais elle veut rester jusqu’au bout. Elle l’a promis à l’homme qui l’a propulsée aux sommets. La déchéance de la nationalit­é va tout précipiter. Le 22 décembre, en Algérie, elle critique et enterre ouvertemen­t la mesure devant la presse. La saillie de trop ? Occasion rêvée pour Manuel Valls de « cornériser » un peu plus la récalcitra­nte. Quelques jours plus tard, le Premier ministre annonce qu’il défendra lui-même le projet de réforme constituti­onnelle sur l’état d’urgence et la déchéance de nationalit­é. La garde des Sceaux ne garde plus rien. Ce n’est plus un camouflet mais une exécution politique. La diva vacille. Elle s’apprête à démissionn­er, puis hésite. Pendant les vacances de Noël ? Mauvais timing. Mieux vaut attendre une fenêtre de tir plus visible. Même dans la tourmente, l’ancienne députée de Guyane travaille la scénograph­ie. Elle partira sur un coup d’éclat et pas sur une injonction de ce Premier ministre au ton de « petit colonel ». Elle entame, durant les fêtes de fin d’année, qu’elle passe en Guyane, l’écriture de « Murmures à la jeunesse ». Lors de ses derniers voeux à la chanceller­ie, elle glisse à ses interlocut­eurs : « Il y a lieu de s’interroger sur la dynamique dans laquelle

notre démocratie semble s’engager. » Le message n’est même plus subliminal. Tout le monde comprend que le scénario de la « fuite à Cayenne » est ficelé. La garde des Sceaux est prête pour le grand saut… dans l’inconnu. Christiane Taubira part par la grande porte, juchée sur sa bicyclette, illuminée d’un sourire étincelant, en rêvant de promenades sur le fleuve Maroni. Une reine sereine. Oubliés, les derniers mois de « claustrati­on », place Vendôme. A-t-elle des projets politiques ? Pas encore. Elle veut souffler, écrire, relire René Char et Aimé Césaire. La tentation du hamac ? Ou d’une candidatur­e en 2017 ? On se bouscule déjà au portillon pour la convaincre d’y aller. Mais avec quel programme ? En a-t-elle seulement envie ? Les prétendant­s à devenir ses lieutenant­s commencent à se déclarer. La connaissen­t-ils vraiment ? Tout son itinéraire politique, depuis plus de trente ans, tend à prouver qu’elle est avant tout une franc-tireuse, une soliste. Pour ne pas dire une femme isolée ? Christiane Taubira, combien de divisions ?

(1) « Le Mystère Taubira », par Caroline Vigoureux, 220 pages, Plon, 2015.

 ??  ?? La garde des Sceaux et le président, le 26 janvier à l’Elysée. Le lendemain, elle lui remettra sa démission.
La garde des Sceaux et le président, le 26 janvier à l’Elysée. Le lendemain, elle lui remettra sa démission.
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Pour le Premier ministre,Taubira était une « grenade dégoupillé­e ».
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En août 2014, lors de l’université d’été du PS à La Rochelle, la ministre s’affiche aux côtés des frondeurs.

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