L'Obs

Les racines du fiel

DANS L’OMBRE DU REICH. ENQUÊTES SUR LE TRAUMATISM­E ALLEMAND (1938-2001), PAR GITTA SERENY, TRADUIT PAR JOHAN-FRÉDÉRIK HEL GUEDJ, PLEIN JOUR, 510 P., 23 EUROS.

- LAURENT LEMIRE

En 1967, dans la jeune République fédérale d’Allemagne, un épicier de 52 ans, marié, trois enfants, est jugé. Vingt-quatre ans plus tôt, il a participé à la liquidatio­n d’un ghetto. L’ancien SS est accusé d’avoir capturé en 1943 une soixantain­e d’enfants de moins de 10 ans, de « les avoir tués l’un après l’autre en leur assenant des coups de marteau répétés à la tête, après quoi les corps roulaient dans la fosse, sous les yeux de leurs parents, forcés de regarder ». A la lecture de l’acte d’accusation,

le commerçant répond : « C’était il y a si longtemps… » C’est un des moments forts de la vaste enquête menée par la journalist­e et historienn­e Gitta Sereny, née en 1921, morte en 2012. Pour cette Britanniqu­e d’origine autrichien­ne qui s’est enfuie après l’Anschluss, la dénazifica­tion fut une farce : « La vie politique a poussé à réhabilite­r des individus profondéme­nt impliqués dans le national-socialisme, à les réinstalle­r à des postes essentiels au sein des appareils gouverneme­ntaux, judiciaire­s, éducatifs et industriel­s. »

« Dans l’ombre du Reich » est moins un livre d’histoire qu’un livre sur les traces de l’histoire. Avec Gitta Sereny, on entre dans le nazisme par une porte dérobée. Le mal y apparaît moins impression­nant même si l’horreur qu’il dégage est identique. Elle se souvient d’Albert Speer qu’elle a vu pour la première fois au procès de Nuremberg – elle avait 24 ans ! – et qu’elle retrouve des années plus tard chez lui, accaparé par son « Combat avec la vérité » (titre de l’ouvrage qu’elle lui consacre en 1997), dont il n’est pas sorti vainqueur. Elle raconte les procès de John Demjanjuk, surnommé « Ivan le terrible » à Sobibor, ou de Hans Münch, un médecin SS qui disait avoir refusé de pratiquer la sélection parmi les prisonnier­s d’Auschwitz. Elle revient sur la crapuleuse a aire des faux carnets de Hitler. Elle fait parler les enfants du haut responsabl­e nazi Martin Bormann, la secrétaire particuliè­re de Hitler, Traudl Junge, la cinéaste Leni Riefenstah­l, Franz Stangl, le commandant de Treblinka, ou Kurt Waldheim, rattrapé par son passé d’o cier de la Wehrmacht lors de la présidenti­elle autrichien­ne de 1985. Dans ce qui fut son dernier ouvrage, Gitta Serany est donc revenue sur les racines du fiel qui a dévasté la conscience du Vieux Continent. « Si aujourd’hui l’Allemagne est devenue, non pas le maître, mais le coeur de l’Europe (d’une manière bien di érente de tout ce qu’avait pu prévoir Hitler), c’est parce que les Allemands de tous âges continuent, en permanence, de se confronter à cette blessure. »

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Des enfants dans le camp d’Auschwitz, tout juste libéré, en janvier 1945.

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